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II.

Frascati est, comme on sait, le Versailles de Rome. C’est là que les bourgeois qui n’ont point de maison de campagne vont chercher en été une journée de villégiature, et je ne serais pas étonné que la beauté des Frascatanes, plus sveltes et plus gracieuses que les femmes d’Albano ou de Tivoli, fût pour quelque chose dans la partialité des Romains pour ce village. Il y avait donc à Frascati un pauvre tourneur nommé Nicolò Barletti, qui gagnait sa vie, avec bien de la peine, à tourner des bâtons de chaises pour les tapissiers de Rome. Sans être habile dans son métier, il l’aimait extrêmement. Rien au monde ne lui semblait si beau qu’une pièce de bois bien polie et bien ronde. Il soupirait après le jour où il serait capable de travailler pour les tabletiers, et souvent il s’agitait dans son lit, dévoré par l’ambition de fabriquer des quilles. Un chien caniche, assis du matin au soir sur le pas de la porte, servait d’enseigne à l’artiste en tenant dans sa gueule un bâton de racine de buis. Après cinq ou six ans d’études opiniâtres, Nicolò fit tant de progrès, qu’il réussit à tourner un jeu d’échecs. La somme de trois paoli que lui en donna un marchand de la capitale ne le consola qu’à moitié du chagrin de se dessaisir de son chef-d’œuvre. Cependant l’industrieux Nicolò créa un si grand nombre de rois, de reines et de cavaliers, que son escarcelle s’enfla peu à peu. La misère au teint hâve, expulsée par le travail et le talent, s’enfuit de la maison. Le macaroni fuma sur la table tous les jours à heure fixe. Le chien, dont la jeunesse s’était écoulée dans un long carême, ne jeûna plus dans son âge mûr, et la fille du maître tourneur eut une robe d’indienne pour les dimanches et fêtes, car Nicolò, qui était veuf, avait une fille qu’il aurait dû appeler son chef-d’œuvre, de préférence à ses pièces de bois les mieux tournées.

Antonia Barletti atteignit précisément le chiffre léger de quinze ans vers l’époque où le génie de son père se révélait à ses contemporains. C’était la plus belle et la plus séduisante des Frascatanes, point spirituelle du tout, mais intelligente, ce qui vaut mieux. Elle avait l’humeur douce, le cœur chaud, affectueux, enclin à s’attacher et capable d’enlacer l’objet aimé, de s’y incruster, de se l’assimiler comme fait le lierre. Dans sa physionomie, la bienveillance prenait l’apparence de la tendresse ; mais elle n’avait d’attention que pour les jeunes gens, et encore fallait-il qu’ils fussent beaux pour qu’elle s’aperçût de leur présence. Un homme prudent et craintif aurait cru démêler dans le feu de ses grands yeux l’instinct de la panthère apprivoisée, qui finit tôt ou tard par étouffer ou manger naïvement son meilleur ami, sans méchant dessein, par excès même de reconnaissance et d’affection. Tout enfant et ignorante encore, Antonia sentit qu’elle n’aimerait point à