Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/476

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

facilité les Anglais auraient pu établir à cette époque leur domination sur les côtes du Che-kiang. Nous n’avons point dit par quelle circonstance providentielle ces vainqueurs trop confians furent préservés du sort des Portugais et des Mongols. Les mandarins de Ning-po, réfugiés à Hang-tchou-fou, employèrent cinq mois à ourdir la trame d’un complot qui devait purger le territoire céleste du dernier des barbares : ces projets avortèrent ; mais cette tentative cruellement réprimée n’en fait pas moins comprendre quel serait le plus grand danger qui peut menacer en Chine toute occupation étrangère. C’est sur les lieux mêmes où vit encore dans toute son horreur ce lugubre souvenir que nous voulûmes entendre raconter jusque dans ses moindres détails un épisode qui fut, après le sac de Chin-kiang-fou, le plus terrible de la dernière guerre.

L’armée anglaise occupait la ville de Ning-po depuis cinq mois. La sécurité des vainqueurs ne pouvait être égalée que par la résignation apparente des vaincus. Sir Hugh Gough s’était rendu à Chou-san, où l’amiral Parker avait déjà conduit son escadre, et si la police du docteur Gutzlaff recueillait parfois des rumeurs inquiétantes, ses rapports ne rencontraient qu’une railleuse incrédulité. La Providence, qui avait sans doute ses desseins, envoya aux Anglais un dernier avertissement qui les sauva. Quand l’armée était entrée dans Ning-po, les soldats avaient trouvé errans dans les rues de pauvres enfans couverts de haillons et à demi morts de faim. Ils les avaient adoptés, les avaient nourris du superflu de leurs rations, et employés au service intérieur des casernes. Dans la matinée du 9 mars 1842, ces enfans montrèrent une agitation qui parut étrange. On les pressa de questions, mais on ne put leur arracher d’autre réponse que ces seuls mots : « Demain ! demain ! c’est demain qu’ils viendront ! » Ces paroles, accompagnées, il est vrai, d’une pantomime expressive, suffirent pour donner l’éveil aux soldats, qui se promirent de faire bonne garde pendant la nuit. Les heures cependant s’écoulèrent sans qu’aucun symptôme inquiétant se manifestât dans la ville. Le jour allait bientôt paraître, et déjà les Anglais souriaient de leurs vaines terreurs, lorsqu’un des factionnaires postés sur les remparts aperçut un homme qui se glissait dans l’ombre vers la porte d’un des bastions. Après trois sommations inutiles, le soldat irrité abaisse son arme, le coup part, et l’inconnu s’affaisse sur lui-même. Comme à un signal attendu, de chaque maison du faubourg sort alors un flot d’assaillans ; des colonnes épaisses se pressent dans les rues et se précipitent vers les murs de la ville. Une des portes qui donne sur la campagne est forcée par les Miao-tsis[1], sauvages

  1. Les Miao-tsis habitent, sur les confins du Kouang-si, des montagnes presque inaccessibles, où ils ont long-temps défié les efforts des armées tartares. Aujourd’hui même ils n’accordent à l’empereur qu’une obéissance à peu près nominale, et refusent encore d’adopter le costume que les Mantchoux ont imposé à tous les habitans de la Chine. Lors de l’exécution du complot de Ning-po, chacun de ces sauvages soldats avait reçu des mandarins une somme de six dollars, qu’il portait dans une bourse de cuir suspendue à sa ceinture.