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marche toujours sur les pas de l’orgueil ? Pourquoi Marguerite n’aurait-elle pas cru que le hasard s’intéressait à elle et n’aurait-elle pas trouvé des relations mystérieuses entre sa personne et les choses les plus éloignées ? Celui qui s’est habitué à se considérer comme le premier des hommes, comme le point culminant du monde, doit croire naturellement que tous les phénomènes de la nature et de l’ame ont un rapport avec sa destinée et n’existent que pour lui. Puissances amies ou ennemies, toutes les forces de la nature nous semblent alors aux aguets pour nous surveiller, nous protéger, nous tendre des piéges ou nous envoyer des avertissemens. De plus grands génies que Marguerite y ont cru ; tous ceux surtout qui ont eu comme elle l’esprit de domination et d’orgueil, un Wallenstein, un Bonaparte même, n’ont pas été plus qu’elle exempts de superstitions et de folles croyances. La superstition sera toujours la compagne la plus fidèle de l’orgueil, comme la foi sera toujours l’enfant de l’humilité. Or, une fois sortie de son vague stoïcisme, la religion de Marguerite était en vérité peu de chose, et, quant à l’humilité, elle n’en eut jamais ; lorsqu’il lui était arrivé, ce qui était assez fréquent, de blesser quelqu’un de ses amis, souvent elle chercha à réparer son injustice et sollicita même son pardon ; « mais, nous dit Emerson, c’était toujours par arrière-pensée, jamais par humilité, qu’elle faisait ainsi abnégation de sa fierté. »

L’amour n’a guère de place dans la vie de Marguerite ; l’amitié, élevée à la hauteur d’une science et d’un art, l’occupa seule. Elle n’a aimé qu’une fois, quelque temps avant l’accident qui termina sa vie, à une époque où son orgueil avait été entamé et lassé par l’âge, par la maladie, par le chagrin. « Je puis dire, écrivait-elle en 1839, que je n’ai jamais aimé. Seulement je vois réfléchi dans les nuages tout ce que ma vie aurait pu être. Ainsi que dans une chambre noire, je vois ce que j’aurais pu sentir comme enfant, comme femme, comme mère, mais je n’ai jamais expérimenté en réalité les étroites affections de la vie. Cependant j’ai été pour beaucoup une sœur, — un frère pour beaucoup d’autres, — une nourrice vigilante pour de bien plus nombreux encore. » Cette absence de passions peut étonner au premier abord chez une nature aussi ardente ; mais, pour peu qu’on y réfléchisse, on verra qu’il était nécessaire que l’amour ne marquât point dans sa vie pour conserver à son caractère toute sa fierté. Les Amazones proscrivaient leurs époux et tuaient leurs enfans mâles ; du moment où elles s’étaient constituées en république et qu’elles avaient le goût de la domination, c’était peut-être ce qu’il y avait à faire de plus honorable et de moins monstrueux. Avec sa passion du pouvoir, Marguerite ne pouvait s’accommoder de cette autre passion qui réclame avant tout l’abnégation. Elle n’aurait pu chercher dans l’amour que ce qu’elle cherchait dans l’amitié, la curiosité et la royauté ; or, toutes les fois