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pensée ne suffit pas ; il faut encore que toutes les parties d’une figure soient du même âge. Dans la Nymphe de M. Truphème, la poitrine est moins jeune que les membres, et, pour s’en apercevoir, il n’est pas nécessaire de l’étudier long-temps.

Il y aurait sans doute lieu d’analyser d’autres ouvrages, mais les ouvrages dont je ne parle pas ne soulèvent aucune question : c’est pourquoi je les passe sous silence. Ce que je tiens à signaler dans le salon de cette année, c’est la tendance générale vers le matérialisme. À Dieu ne plaise que j’invite les artistes français à s’engager dans l’esthétique ! ce serait pour eux une étude laborieuse et stérile ; je me bornerai à leur rappeler que les plus belles époques de la peinture et de la statuaire ont été fécondées par l’idéal. L’école romaine personnifiée par Raphaël, l’école attique personnifiée par Phidias, ont toujours considéré l’imitation de la nature comme un moyen et non comme un but. Cette vérité si vulgaire, démontrée surabondamment par l’histoire entière de l’art, semble aujourd’hui méconnue : l’imitation littérale de la réalité est, pour les artistes vivans de notre pays, l’alpha et l’oméga de la peinture et de la statuaire. Qu’arrive-t-il ? Ce qu’il était facile de prévoir. Nous possédons des praticiens habiles : les peintres et les sculpteurs de la France peuvent contempler sans envie les peintres et les sculpteurs de l’Europe entière ; Sabatelli et Hayez, Tenerani, Wyatt et Gibson, ne dépassent pas et n’égalent pas même Pradier, David, Paul Delaroche et Ingres mais le culte de la réalité a poussé chez nous de si profondes racines, que la notion de l’art pur semble complètement évanouie. Les hommes qui ont vécu dans le commerce familier des œuvres antiques et qui parlent de leurs souvenirs ressemblent volontiers au paysan du Danube devant le sénat romain : les théories dont ils chérissent la pensée intime, dont ils admirent les applications glorieuses, sont traitées dans les ateliers de rêveries et de songes creux. Je voudrais que ma voix fût entendue, je voudrais que les peintres et les sculpteurs comprissent le néant du réalisme ; je voudrais que mon opinion, qui n’est pas une opinion solitaire, trouvât des échos de plus en plus nombreux, et convertît à l’idéal tous les esprits qui s’obstinent dans l’imitation prosaïque de la nature. Je ne demande à mon pays qu’un retour sérieux vers l’idéal. Les marbres d’Egine, les marbres d’Athènes et de Phigalée, les fresques du Vatican nous enseignent le sens le plus élevé, le but suprême de l’art ; que les réalistes admirés par l’ignorance se résignent à étudier ces monumens, et l’art français rentrera dans la voie du bon sens et de la raison.


GUSTAVE PLANCHE.