Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/719

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— À cinq brasses sous l’eau !

Les deux matelots redressèrent la tête.

— Et c’est le capitaine ?… s’écrièrent-ils en même temps.

Le Provençal sourit.

— Non, reprit-il d’un accent ironique ; accident de mer ! comme on dit sur les livres de loch. Je revenais un soir de la fabrique dans le canot, quand j’aperçois au milieu de la brume une mauvaise barque qui naviguait au plus près, et je reconnais à la barre ce brigand de Donatien. Il dormait, je suppose, car j’arrivais sur lui grand largue sans qu’il eût l’air de s’en apercevoir. Je pensai en moi-même : — Pour être si distrait, il faut que le gueux soit occupé de l’histoire de la charpentière ! Naturellement cela me monte les nerfs. J’avançais toujours à sa rencontre ; ma foi ! comme mon canot était neuf et sa barque pourrie, je me dis : — Après tout, la mer est un grand chemin, et on ne se dérange que pour ses amis. Je serre l’écoute, et je laisse porter sur le bateau !… Ce fut l’affaire de rien. Au moment de l’abordage, j’entendis un cri, la voile pencha, puis disparut brusquement ; l’embarcation avait coulé comme un panier.

Ici une exclamation étouffée retentit sous le rocher. Bardanou tressaillit et releva la tête ; mais, n’apercevant que les deux matelots, il crut qu’elle était échappée à l’un d’eux.

— Eh bien ! quoi ? qu’est-ce qui t’étonne, toi ? dit-il en fixant sur Bragantal des yeux menaçans.

— Rien, capitaine, répliqua le matelot embarrassé.

— Est-ce que je n’étais donc pas dans mon droit, et c’était-il à moi de m’occuper de la barque des autres ?

— Je ne dis pas cela.

— Après tout, qu’est-ce qu’il y a, voyons ? Un chalandoux ponantais de moins !

C’est juste, dit Loustot ; mais tout de même il ne ferait pas bon pour le capitaine, si on savait la chose dans le pays.

— Est-ce que tu comptes la répéter ? demanda Bardanou, qui commençait à sentir ce que sa confidence avait eu d’imprudent. Par tous les noms du diable ! si je le croyais, tu ne reverrais jamais la Cannebière.

— Soyez donc calme ; on sait parler et on sait se taire, dit le matelot, qui voulait évidemment éviter une querelle.

— Prends-y garde, reprit Martin Bardanou en insistant, tu sais que je ne vaux rien.

— C’est connu, capitaine.

— Pour lors, ne l’oublie pas ; veille au grain et tiens ta langue à la cape. Si on me taquinait jamais à propos de ce Donatien, cela serait à arranger entre nous trois, vu que toi et Bragantal vous êtes les seuls à savoir l’affaire.