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Bardanou se trompait. Il avait, à son insu, pour troisième confident la pâlotte, qui avait tout entendu. Elle ne comprit pas bien au premier instant. Les perceptions arrivaient embrouillées à cet esprit, et le plus souvent y restaient comme enfouies : il fallut l’intérêt tout particulier qu’elle prenait à Dona pour l’amener à une volonté de réflexion qui pût lui éclaircir la confidence du Provençal. Elle s’efforça de fixer sa pensée ; elle se rappela, elle comprit ! Ce fut pour elle toute une révolution intérieure. Après la découverte lentement achevée vint un ressouvenir douloureux de la mort de son frère, puis le désir de la venger. Ce dernier sentiment fit bientôt oublier les autres ; ce fut comme une flamme qui gagnait de proche en proche et finissait par tout envelopper. Le propre de ces natures incomplètes est de n’avoir place que pour une idée ou une passion et de s’y donner tout entières. Une fois saisie de cette pensée de vengeance, Georgi ne s’en laissa plus détourner. Elle chercha long-temps les moyens de la réaliser, combina son plan et en régla les détails avec la minutieuse patience des esprits bornés, puis attendit silencieusement l’heure de l’exécution.

Accroupie dans sa mystérieuse retraite, elle vit les rayons du soleil couchant qui glissaient à travers les fentes du rocher se raccourcir et s’éteindre ; elle entendit le son des trompes marines rappeler les vaches errantes des dunes à l’étable ; enfin, quand le coin de ciel qui lui apparaissait par l’ouverture de la grotte se fut pailleté d’innombrables étoiles, elle se leva lentement et descendit avec précaution jusqu’à la grève.

Elle tourna sans bruit le rocher et s’avança vers l’enfoncement où, deux heures auparavant, l’équipage de la bisquine se trouvait réuni. La place était alors déserte. Sous l’arcade de granit noircie par la fumée, quelques débris de planches indiquaient l’endroit où le feu avait été allumé. Georgi s’agenouilla devant les cendres amoncelées, les écarta avec soin, retrouva quelques étincelles qui brillèrent dans l’obscurité, rapprocha les esquilles de sapin et, en les attisant doucement de son haleine, ranima le foyer éteint. Elle se retourna enfin du côté de la mer. On voyait se dessiner dans l’ombre la silhouette de la bisquine renversée sur le flanc. Elle s’en approcha sans bruit, fit le tour du navire échoué, et prêta l’oreille. Aucun bruit ne se faisait entendre à bord. Le chien lui-même, qui d’habitude couchait près de la barre du gouvernail et grondait à la moindre approche, ne s’y trouvait point ce soir-là ; son maître l’avait vraisemblablement appelé ; il dormait près de lui dans la cabine. Rassurée de ce côté, la pâlotte se retourna vers le port.

La jetée était également abandonnée ; au loin seulement, vers l’extrémité des quais, la grande auberge restait encore éclairée, et le douanier de garde se promenait lentement devant sa hutte de planches. Après avoir hésité un instant, Georgi retourna au rocher et s’assit devant le foyer, dont la flamme commençait à trembloter au vent du soir.