Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/802

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les innombrables nuances de vocabulaire qui répondaient à ces idées. Tous les connaisseurs et les vieux Haïtiens eux-mêmes s’accordent déjà à le reconnaître, le créole moderne de Saint-Domingue est considérablement appauvri. Le fractionnement de la propriété rurale n’aura pas été moins funeste à la verve nègre en supprimant ces grandes agrégations de l’atelier qui étaient son milieu de prédilection, et, dans les meilleures intentions du monde, la bourgeoisie éclairée du pays lui a porté le dernier coup. Pour attirer à eux, par l’appât essentiellement national de l’initiation et du mystère, l’élément africain, les noirs et mulâtres lettrés ont ouvert de nombreuses loges maçonniques, où l’on dîne, où l’on fait des discours français et des cours de morale rationaliste, mais où n’a jamais retenti le son inspirateur du tambourin. S’il en sort, à ce qu’assurent les intéressés, de bons pères, de bons époux, des citoyens sans préjugés, il n’en est pas sorti le moindre zamba. La dernière réaction noire, qui a peuplé de bourgeois les prisons et les cimetières, semblait devoir, par une sorte de compensation, restaurer l’influence sociale et littéraire des candio ; c’est le contraire qui est arrivé. Les meilleurs candio nègres, semblables en cela à maint candio blanc, ont tourné vers la politique l’ascendant populaire que leur avaient acquis leurs talens. Les troubles de 1848 en avaient fait des bandits, et l’empereur Soulouque en a fait des ducs ; — des ducs qui croiraient se compromettre en allant, comme autrefois, de cabaret en cabaret échanger quelque bon conte ou quelque joyeux carabinier contre un verre de tafia. Le grand siècle de la littérature nègre touche, en un mot, à sa fin, et le siècle de la critique est venu. C’est au papier parlé de saisir et de fixer, tant que l’écho n’en est pas éteint, les sons de plus en plus rares de la bamboula ; c’est à la littérature jaune (et je prouverai qu’elle en est parfaitement capable) de redemander aux sources encore ouvertes de la tradition orale les fugitives saillies de l’imagination et de l’improvisation gallo-mandingues. Sérieusement parlant, il y va pour elle plus que d’un devoir à remplir, d’un argument décisif à trouver contre le préjugé de couleur : il y va de son intérêt immédiat et vital. Les cinq ou six écrivains d’un réel mérite que possède Haïti n’ont d’avenir que dans un milieu intellectuel plus vaste, dans le milieu français, hors duquel ils ne sauraient recruter un nombre suffisant d’appréciateurs et de lecteurs, et ce n’est point par des imitations imparfaites ou forcément retardataires, c’est par l’originalité seule qu’ils en forceront l’entrée.


GUSTAVE D’ALAUX.