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plus récent ; mais on y remarque déjà je ne sais quelle mollesse abondante qui suffit pour indiquer que ce n’est point là une reproduction pure et simple des vers peut-être un peu barbares, mais à coup sûr fermes et concis, dont les soldats de Guillaume faisaient leur chant de guerre.

Cependant un de ces poèmes est devenu, voilà déjà vingt ans, l’occasion d’un remarquable travail. En 1832, un élève de l’école normale, M. Monin, soutenant sa thèse en Sorbonne, voulut sortir des voies battues, et prit pour sujet un poème du moyen-âge. Il fit une dissertation très courte, mais substantielle, sur deux manuscrits inédits de la Bibliothèque royale, lesquels, quoique mutilés et pleins de variantes, se complètent l’un l’autre et forment le texte entier d’un roman de Roncevaux (li romans de Roncisvals), versifié probablement vers le commencement du XIIIe siècle. C’était la première fois qu’un critique abordait ce beau et difficile sujet. M. Monin du premier coup y porta la lumière. Ses observations furent assez justes, ses conjectures assez heureuses pour que les travaux de ses successeurs les aient presque toutes confirmées. Ainsi il avait très bien aperçu que les deux manuscrits sur lesquels il travaillait, bien qu’il s’y rencontrât des beautés mâles et solides, parfois même beaucoup de simplicité et une certaine brusquerie primitive, ne devaient donner, ni l’un ni l’autre, l’idée fidèle de l’épopée, du poème populaire de Roncevaux ; que peut-être en reproduisaient-ils certaines parties et la marche générale, mais avec un fréquent mélange d’interpolations parasites. Il en concluait que ces deux textes avaient dû être précédés d’un texte plus ancien et plus épique, c’est-à-dire plus simple, plus concis, moins détaillé, moins languissant. C’était là de la bonne critique, ou plutôt c’était une prophétie, comme nous le verrons tout à l’heure.

Mais, avant que M. Monin eût publié sa thèse, un littérateur de Genève, M. Bourdillon, s’était épris, lui aussi, du roman de Roncevaux. Dès 1822, il avait eu la bonne chance d’acquérir un manuscrit de ce poème, manuscrit du XIIIe siècle, dont la Bibliothèque royale possède une copie récente : c’est un des textes dont s’est servi M. Monin. À force de contempler son trésor, M. Bourdillon en avait deviné l’importance ; à force d’en copier tous les vers, il les avait appris par cœur : bientôt il se décida à ne les plus garder pour lui seul, et s’imposa la tâche de publier et de traduire son poème. Ayant appris que quelques bibliothèques publiques possédaient des manuscrits analogues, il entreprit plusieurs voyages, n’épargnant ni son temps ni sa peine pour comparer ces manuscrits au sien. Enfin, après dix-huit années, en 1840, il publia sa traduction, puis le texte un an après, en 1841.

Par malheur, il y avait cette différence entre M. Monin et M. Bourdillon, que l’un, sans sortir de son cabinet, avait su reconnaître que