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LA CHANSON DE ROLAND.

les deux textes étudiés par lui ne devaient être ni les premiers ni les meilleurs, tandis que l’autre, en courant le monde, n’avait appris qu’à admirer davantage et plus exclusivement le manuscrit dont il était propriétaire. Il avait bien rencontré çà et là quelques variantes qui lui avaient plu, et, par un procédé assez nouveau en philologie, il les avait sans façon introduites dans son texte ; il avait, d’un autre côté, chassé de ce texte je ne sais combien de vers qui ne lui plaisaient point, et en avait même refait quelques-uns, mais il n’en demeurait pas moins convaincu et proclamait bien haut que son manuscrit était non-seulement le plus ancien et le plus parfait des manuscrits connus, mais qu’il contenait nécessairement la version originale du poème de Roncevaux. «  Ô mon poème, s’écrie-t-il dans sa préface, ce sont bien véritablement tes vers qui ont été chantés en 1066 à la bataille d’Hastings ! »

Pour comprendre cette apostrophe et la véhémence de M. Bourdillon, il faut savoir que, quelques années auparavant, M. l’abbé de la Rue avait annoncé, dans le second volume de son essai sur les Trouvères normands, qu’il existait à Oxford, dans la bibliothèque bodléienne, un manuscrit du poème de Roncevaux, manuscrit déjà signalé par Tyrwhitt dans une note de son édition des Canterbury Tales de Chaucer, mais resté vierge jusque-là et paraissant appartenir à une époque plus ancienne que tous les autres manuscrits connus. Aussitôt M. Francisque Michel, envoyé par M. Guizot, alors ministre de l’instruction publique, était parti pour Oxford, avait copié le manuscrit, et au bout de deux années en avait fait une édition, avant même que M. Bourdillon eût commencé la correction de ses épreuves.

De là bien des chagrins, de là d’innocentes colères contre le malencontreux abbé de la Rue qui avait fait la découverte, et contre l’expéditif éditeur qui l’avait si vite exploitée. Pour punir l’éditeur, on a grand soin de ne pas prononcer une seule fois son nom, et quant au poème, on s’en console en répétant à tout propos que c’est un tissu d’absurdités et de bévues, une œuvre indigne de voir le jour, le plus ignoble fatras, un véritable baragouin et, pour comble d’injure, le plus moderne de tous les poèmes de Roncevaux ! Tout cela n’est que risible et ne doit pas nous arrêter. Laissons donc M. Bourdillon se complaire devant ce texte de fantaisie si bien fabriqué par lui ; laissons là sa traduction, qui n’a pas seulement le tort d’être moulée sur ce texte, mais le tort plus grave encore d’être conçue dans le système des paraphrases et des équivalens. La seule chose qui doive nous occuper, c’est le manuscrit d’Oxford.

L’édition qu’en avait si rapidement donnée M. Francisque Michel ne laissait-elle rien à désirer ? N’avait-il rien omis ? Son texte était-il pur et correct d’un bout à l’autre ? Nous le supposons, sans