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Là-dessus, Roland se prend à rire. Ganelon l’aperçoit ; ce rire redouble sa furie ; peu s’en faut qu’il n’en perde le sens. Il lance à son beau-fils des paroles de courroux ; puis, se tournant vers l’empereur : « Me voici prêt, dit-il, à votre commandement. Je vois bien qu’il me faut aller à Saragosse, et qui va là n’en revient point. Sire, ne l’oubliez pas, je suis le mari de votre sœur ; j’ai d’elle un fils, le plus beau qui se puisse voir. Un jour Beaudoin sera vaillant ! Je lui laisse mes fiefs et mes domaines. Veillez sur lui, je ne le verrai plus !

« Vous avez le cœur trop tendre, lui dit Charles. Quand je l’ordonne, il faut vous en aller. Approchez, Ganelon, recevez le bâton et le gant. Vous l’avez entendu, ce sont nos Francs qui vous désignent. — Non, sire, c’est un coup de Roland. Aussi je le déteste, lui et son cher Olivier, et les douze pairs qui l’aiment tant ! Je les mets tous à défi sous vos yeux. »

L’empereur le fait taire, et lui ordonne de partir.

Ganelon s’approche pour prendre le gant de la main de Charlemagne ; mais le gant tombe à terre.

« Dieu ! s’écrient les Français, que présage ceci ? — Mes seigneurs, dit Ganelon, vous en saurez des nouvelles ! » Il se retourne alors vers l’empereur, et lui demande son congé. « Puisqu’il faut que je parte, à quoi bon différer ? » Charles, de sa main droite, lui fait un signe de pardon, puis lui donne le bâton et une lettre.

Ganelon, rentré chez lui, s’équipe et se prépare : il attache à ses pieds ses beaux éperons d’or, à son côté Murgleis, sa bonne épée ; il monte sur son destrier Tachebrun, son oncle Guinemer lui tenant l’étrier. Les chevaliers de sa maison lui demandent en pleurant de les emmener avec lui. « À Dieu ne plaise ! répond Ganelon. Mieux vaut que moi seul je périsse sans faire mourir tant de braves chevaliers ! Allez en douce France ; saluez de ma part ma femme et Pinabel, mon pair et mon ami, et Baudoin, mon fils ; aidez-le, servez-le, tenez-le pour seigneur ! » Cela dit, il part et s’achemine.

Bientôt en chevauchant il rejoint les messagers sarrasins sous un grand olivier. Blancandrin, pour l’attendre, avait ralenti le pas. Alors commencent entre eux de cauteleuses paroles.

C’est Blancandrin qui parle le premier : « Quel homme merveilleux que ce Charles ! Il a conquis la Pouille, la Calabre, passé la mer et acquis à saint Pierre le tribut des Anglais ! Mais que vient-il chercher dans notre Espagne ? » Et Ganelon répond : « Ainsi le veut son courage ! Jamais homme ne tiendra devant lui ! — Les Français, reprend l’autre, sont de bien braves gens ! mais ces ducs et ces comtes qui donnent des conseils à tout confondre et à tout désoler, ils font grand tort à leur seigneur. — De ceux-là je n’en connais qu’un, dit Ganelon, c’est Roland, et encore il s’en repentira. » — Alors il raconte qu’un jour