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avez tort de vous mettre en courroux. Notre empereur vous donne la moitié de l’Espagne ; l’autre moitié est pour Roland, son neveu : un insolent compagnon, j’en conviens ! Mais à cet arrangement si vous ne souscrivez, dans Saragosse vous serez assiégé, pris, garrotté, jugé, puis décollé. L’empereur vous le dit dans ce bref. » Parlant ainsi, il met la lettre dans la main du païen.

Marsille, dans un nouvel accès de rage, brise le sceau, parcourt des yeux la lettre : « Charles me parle de son ressentiment ! Il lui souvient de ce Basin, de ce Basille dont j’ai fait voler les têtes. Pour avoir ma vie sauve, il faut que je lui envoie mon oncle le calife, sinon point d’amitié ! »

À ces mots, le fils du roi s’écrie : « Livrez-moi Ganelon, que j’en fasse justice ! » Ganelon l’entend ; il brandit son épée, et s’adosse à la tige d’un pin.

Ici la scène change brusquement. Le roi est descendu dans son jardin ; il est calme et se promène avec son fils et son héritier, Jurfaleu, au milieu de ses vassaux. Il envoie chercher Ganelon. Blancandrin le lui amène.

« Beau sire Ganelon, dit le roi, je vous ai reçu tantôt un peu trop vivement. J’ai fait mine de vous frapper. Pour racheter ma faute, laissez-moi vous donner ces fourrures de zibeline. C’est la valeur en or de plus de cinq cents livres. Avant qu’il soit demain, je veux vous donner mieux encore.

— Ce n’est pas de refus, sire, et plaise à Dieu que vous en receviez récompense ! »

Marsille continue : Tenez pour vrai, sire comte, que mon désir est d’être votre ami. De Charlemagne je veux que nous parlions. Il est bien vieux, me semble ! je lui donne au moins deux cents ans ! Qu’il doit donc être usé ! il a tant démené son corps et par tant de pays ! tant paré de coups sur son écu ! tant mis de grands rois à l’aumône ! Quand sera-t-il donc las de guerroyer ! — Jamais ! dit Ganelon, tant que vivra son neveu. Roland n’a son pareil en vaillance d’ici jusqu’en Orient ! et c’est un preux bien brave aussi qu’Olivier, son compagnon ! et ces douze pairs, si chers à l’empereur, marchant en tête de vingt mille chevaliers ! Que voulez-vous que craigne Charlemagne ? Il est plus fort que nul homme ici-bas.

— Beau sire, reprend Marsille, j’ai mon armée aussi : plus belle, on n’en voit pas. J’ai quatre cent mille chevaliers pour livrer bataille à Charles et aux Français. — Ne vous y fiez point ! il vous en coûterait cher à vous et à vos hommes. Laissez cette folle audace ; essayez du savoir-faire. Donnez à l’empereur de si grandes richesses, que nos Français en soient tous ébahis. Donnez-lui vingt otages. Il s’en retournera au doux pays de France, laissant après soi l’arrière-garde, où