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les noirs pour tâcher d’exciter quelque peu d’émulation. On ne peut toutefois se dissimuler que la position des planteurs ne soit des plus précaires, et chaque fois que le prix du sucre vient à baisser au-dessous de 3 piastres le quintal anglais (46 kilogr.), la colonie est en péril. En 1847, le prix du sucre étant tombé à 2 piastres un quart, la moitié des habitans a fait faillite; or il est certain que Cuba peut produire sans perte à 2 piastres et demi, à 2 un quart même dans certaines localités, et qu’elle tient dans ses mains le sort des autres Antilles.

C’est surtout la Jamaïque qui est dans un état navrant. On voit de tous côtés de magnifiques habitations désertées par leurs propriétaires et envahies par une végétation parasite; je ne crois pas exagérer en disant qu’il y avait au mois d’avril 1851 plus de la moitié des maisons de Kingston à louer, et un planteur, autrefois riche, me disait qu’il serait bien heureux de trouver 15,000 francs d’une propriété dont, avant l’émancipation, il avait refusé 250,000 francs. — Il faut dire cependant, pour être juste, qu’il y a aussi un peu de la faute des habitans, qui, après avoir touché une large indemnité (50 livres ou 1,250 francs par tête d’esclave à tout âge), n’ont pris aucune résolution d’ensemble, et ont laissé monter le salaire jusqu’au taux fabuleux d’une piastre par jour. Les noirs qui avaient un peu d’intelligence et de bonne volonté ont profité de cette bonne chance, et aujourd’hui que les ressources financières des colons sont fort amoindries, quand elles ne sont pas détruites, on ne trouve plus à faire cultiver dans des conditions normales.

La position de la France, en ce qui touche ses colonies, n’a pas de rapport intime avec celle de l’Angleterre. Les deux nations ne sont pas parties du même point et n’obéissent pas à la même idée. A la Martinique, les noirs ont fait preuve de modération, et même, dans quelques parties de l’ile, de reconnaissance pour les patrons qui cessaient d’être leurs maîtres. La main-d’œuvre s’est d’abord établie à un taux presque raisonnable (de 1 fr. à 1 fr. 15 cent, par jour). Peu à peu, cependant, les menées démagogiques ont produit leur effet : des désordres ont éclaté ; des habitudes de vagabondage se sont répandues parmi les noirs; les travailleurs sont devenus exigeans. Les bras ne manquent pas à la Martinique; ce qui fait défaut, c’est la volonté du travail. Heureusement les capitaux, quoique rares, peuvent encore se réunir en nombre suffisant pour maintenir la culture sur un pied assez satisfaisant. C’est un obstacle moral plutôt que matériel qui entrave la reprise des travaux, et quelques mesures intelligentes pourraient avoir raison de cette difficulté passagère[1].

A la Guadeloupe, la crise a été plus violente. Les prédications schœlchéristes, ainsi que les appellent eux-mêmes les noirs, ont promptement porté des fruits sanglans. Les populations émancipées se sont livrées aux saturnales les plus

  1. M. le capitaine de vaisseau Bouët-Willaumez, ancien gouverneur du Sénégal, a constaté dans cette Revue même, livraison du 1er juin, d’après des indications récentes, le réveil du travail dans nos colonies. Les observations que j’ai recueillies, sans contredire ces indications, se rapportent à une époque encore trop rapprochée de l’émancipation pour que la renaissance de l’activité coloniale fût déjà complète.