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Le matin arrive. — Eh bien! Jean, dit le maître, avez-vous réfléchi à l’augmentation de gages que vous pouvez demander pour me tirer votre chapeau? — Oui, monsieur, cela vaut bien un dollar par mois. — C’est conclu, Jean, vous aurez un dollar par mois. » Ainsi il n’y a pas d’autre moyen de calmer ces inquiétudes et ces arrogances démocratiques que l’argent. Aux États-Unis, on achète le déférence et la politesse comme on achète le pain et les étoffes : les unes sont des denrées matérielles, les autres des denrées morales, voilà toute la différence. Le rusé gentleman de Boston s’y prit très bien, avec finesse et comme il convient à un Yankee; mais ne vous avisez pas de vous y prendre autrement que lui avec vos domestiques, sans quoi il vous arriverait ce qui arriva à un certain colonel Talbot dont lady Stuart Wortley nous raconte l’histoire. « Un matin, le colonel appela son domestique pour lui apporter de l’eau chaude afin de se raser. Le domestique ne répondit pas, et, après avoir appelé en vain, le colonel Talbot, se souvenant que plusieurs fois cet homme avait manifesté son mécontentement, en conclut avec raison qu’il était parti. Quelques années après, comme le colonel Talbot appelait pour demander de l’eau chaude, voilà que le coquin entre, un vase à la main, et se met en mesure de reprendre ses fonctions de domestique, comme s’il n’était parti que depuis une heure. Il ne fit pas allusion à ce qui était arrivé, ni le colonel non plus, » Cette anecdote en rappelle une autre toute semblable à la mémoire de lady Stuart, mais celle-là a un caractère beaucoup plus grave. Un père, ayant commandé à son fils, alors enfant, d’aller chercher une bûche, et n’ayant pas trouvé ses ordres bien exécutés, fouetta l’enfant, qui prit sa course et que l’on ne revit plus. Trente ans après, comme le vieux père se chauffait près de son foyer, il voit entrer un soir son fils armé d’une bûche gigantesque. Le vieux gentleman regarda tranquillement, examina la bûche, puis, la jetant au feu : — C’est bien là une bûche comme je vous avais ordonné de l’apporter; mais vous avez mis le temps véritablement pour remplir mes ordres!

Ainsi, aux États-Unis, la tyrannie démocratique est exercée même par les êtres qui chez nous sont réputés des êtres faibles; la tyrannie des femmes, des enfans, des domestiques n’a pas de bornes, et nous pouvons à peine nous faire une idée des ménagemens infinis que les Américains emploient pour échapper aux ressentimens de ces êtres capricieux et irritables. Les hommes se font peur les uns aux autres, ils se regardent avec défiance, et cette frayeur est accompagnée d’une prévoyance extraordinaire, prévoyance qui s’étend jusqu’aux suppositions et aux hypothèses les plus improbables. M. Johnston raconte qu’un jeune enfant d’une douzaine d’années, employé chez un de ses amis d’Amérique à faire les commissions, venait souvent lui apporter des papiers ou des livres. Pendant que M. Johnston répondait aux lettres