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plus tendres noms, ma lumière et ma beauté, au grand scandale d’un moineau de bon sens qui leur dit : « Louez-vous tour à tour, à la bonne heure ! — mais cela n’empêchera pas que votre chant n’en reste détestable. » Et le poète se demande ensuite : « Pourquoi donc sans crainte de blasphème le coucou loue-t-il le coq ? — C’est que le coq loue le coucou. »

Kriloff toutefois n’est jamais mieux inspiré que lorsqu’il revient à la vie populaire. Lisez la jolie fable intitulée l’Oukha de Démiane. L’oukha est une soupe de poisson, une sorte de bouillabaisse moscovite dont on est très friand en Russie, et Démiane est un excellent bourgeois qui en fait les honneurs à son voisin Phocas. Il y a ici un petit tableau de genre éminemment russe de couleur et de ton ; — paroles et gestes, tout y reflète la plus pure saveur du terroir ; quant au fond de l’apologue, à sa moralité, on serait tenté d’y voir une épigramme contre les écrivains qui ne savent point s’arrêter et dont les productions finissent par devenir semblables à l’oukha de Démiane.

« Voisin, ma lumière ! je t’en prie, mange. — Voisin, je suis rassasié, j’en ai jusqu’à la gorge. — Qu’importe ?… encore une petite assiette… Écoute, l’oukha, je te le jure, est glorieusement faite. — Mais j’en ai mangé trois fois. — Allons, est-ce que l’on compte ? Pourvu que le cœur t’en dise et que cela te profite, mange jusqu’au fond. Quelle oukha ! comme elle est grasse ! on la dirait colorée d’ambre. Allons, pour me faire plaisir, cher ami ! Voici une brême, des tripes, un morceau de sterlet. Au moins une cuillerée encore !… C’est ainsi que le voisin Démiane régalait son voisin Phocas. Celui-ci accepte une quatrième assiette d’oukha, réunit ses efforts et la vide. — Voilà comme j’aime les amis, s’écrie alors Démiane. Je déteste les gens cérémonieux. Allons, mon cher, encore une toute petite assiettée !… Phocas pâlit à cette menace, et, bien qu’il adorât l’oukha, il saisit de ses deux mains et ceinture et chapeau, et regagne en courant sa demeure. Depuis ce jour, il ne remit plus le pied chez son voisin Démiane. »

Rien dans ce petit tableau n’est exagéré ; c’est la bonhomie du bourgeois russe prise sur le fait. Démiane est parfaitement dans son rôle d’amphitryon moscovite. C’est, en effet, avec cet empressement un peu tyrannique, comme on voit, que les classes bourgeoises en Russie exercent l’hospitalité, et cela du meilleur cœur du monde. Kriloff ne met en scène que des types essentiellement moscovites. Voyez, par exemple, ce gentilhomme mélomane qui invite à dîner un sien voisin pour lui faire entendre son orchestre ou plutôt ses chanteurs. Les chanteurs étaient détestables. Le voisin fut au supplice tant que dura le concert, et le dit ensuite franchement au propriétaire, qui lui répondit avec humilité : « Je sais bien qu’ils crient un peu trop, mais ce sont des gens d’une conduite irréprochable ; aucun d’eux ne s’enivre. — J’admets, répond l’autre, qu’on s’enivre, pourvu que d’ailleurs on connaisse, son affaire. » Le poète est indulgent, on le voit : il sait le faible national, et il l’excuse ; peut-être certain retour sur lui-même l’attendrit-il encore à cet endroit. Il est de fait que cette faiblesse est commune aux basses classes ; il y a toujours une heure, un moment où elle triomphe de la détermination la plus sérieuse. Un verre d’eau-de-vie (vodka) a pour le moujik comme pour l’artisan moscovite un attrait presque irrésistible.

Les fables de Kriloff nous conduisent ainsi à travers toutes les classes de la