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j’avoue même que c’était le seul moyen (et la suite ne l’a que trop prouvé) de se maintenir à la tête de cette armée royaliste et hongroise, c’est-à-dire deux fois prévenue contre un capitaine polonais et républicain.

Cependant les victoires ne se succédaient pas, tant s’en faut ! L’affaire de Rima-Szombath, — où Dembinski, en détournant sur Miskolcz le corps de Klapka, offrait à l’ennemi en déroute un avantage imprévu si héroïquement exploité par le lieutenant feld-maréchal comte Schlik, — l’affaire de Rima-Szombath avait fort entamé auprès des officiers de la 16e division le crédit du chef polonais ; la bataille de Kapolna vint mettre le comble à leur découragement. Le valeureux soldat de Smolensk, le tacticien justement renommé pour sa campagne de Lithuanie, jouait de malheur sur ce sol ingrat de la Hongrie. Le militaire ne le connaissait pas, il ignorait la langue du pays, et ses plans d’opérations, irréprochables sur le papier, trouvaient toujours à l’exécution quelque difficulté soudaine qui les empêchait de réussir selon les règles. À Kapolna, par exemple, ce fut l’ennemi qui eut l’impertinence d’attaquer plus tôt qu’on ne s’y attendait.

« Le 26 février dans la matinée, j’arrivai derechef à Erlau pour y prendre les ordres du général (c’est Goergei qui parle, et naturellement nous lui laissons la responsabilité de l’épisode qu’on va lire, épisode raconté d’ailleurs avec une verve, un esprit, un entrain qui donnent à certains chapitres de ce livre un caractère humoristique des plus divertissans). Dembinski était descendu chez un chanoine et nous retint à dîner, moi et le chef de mon état-major-général, qui m’accompagnait dans ma visite. Le banquet tirait à sa fin, et nous commencions à sabler joyeusement le fameux vin d’Erlau, connu du monde entier, quand tout à coup on nous annonça que la canonnade se faisait entendre dans la direction de Verpelét. La chose parut à priori si parfaitement impossible à Dembinski, qu’il refusa d’y croire, maugréant contre les trouble-fêtes qui ne se lassaient pas de réitérer leurs avertissemens intempestifs. Pendant ce temps, j’avais ouvert la fenêtre et m’étais assuré par mes oreilles de la vérité du propos. J’invitai Dembinski à en faire autant. Il quitta donc la table, vint à la fenêtre, et prêta l’oreille de l’air d’un homme persuadé que nous nous trompions tous. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien en effet la canonnade. Éperdu, hors de lui, Dembinski demande sur-le-champ une voiture et des chevaux. Il n’y avait en ce moment de disponible au quartier-général du commandant en chef qu’une mauvaise cariole qui nous avait amenés, mon officier et moi, de Mezo-Kovesd à Erlau. Nous engageâmes Dembinski à la partager avec nous. Le choix n’était pas permis, et nous partîmes. La misérable patache pouvait bien avoir fait deux cents pas dans l’intérieur de la ville, lorsque tout à coup nous nous vîmes entourés d’un public nombreux ; des orateurs se détachèrent de la foule, et, saisissant les brides de nos chevaux, nous déclarèrent en bon hongrois qu’ils ne souffriraient pas que le général commandant en chef fit un pas de plus dans un aussi indigne véhicule, et ils ajoutèrent que ce serait là une honte éternelle