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chaque détail en particulier, faut-il que les détails ne soient pas trop nombreux. Un arbre arrête mieux le regard dans une lande que dans une forêt : les individualités typiques ne se détachent jamais mieux non plus que sur le fond terne et nivelé des sociétés vieillies. Si Dupré a nettement dessiné dans ses comédies certains ridicules nationaux, c’est que, contemporain de la domination française, il trouvait dans sa mémoire les oppositions morales propres à les faire ressortir. Soit instinct, soit calcul, le comique haïtien a même presque toujours soin de placer ces contrastes révélateurs sous les yeux de son public. Il y a quinze ou seize ans, quand le feuilleton essaya de reprendre le crayon satirique de Dupré, c’est encore aux mœurs européennes qu’il voulut demander des ombres. Malheureusement la plupart des écrivains de la nouvelle génération ne connaissaient la France que par ouï-dire, d’autres n’avaient pu en rapporter que quelques souvenirs de collège, de sorte que l’ombre manquait souvent de vérité. Exemple : dans un feuilleton, d’ailleurs très passablement écrit, où l’auteur a voulu mettre en présence la fashion française et la fashion haïtienne, une jeune fille du plus beau monde parisien arrive à Port-au-Prince, et cette belle demoiselle, non contente de débarquer en magnifique toilette de douairière, s’écrie à tout propos : « Ah! dame! oh! c’te idée!» absolument comme dans le monde des étudians et des grisettes. « Foi de gentilhomme! » riposte à certain endroit son interlocuteur haïtien, qui veut, lui aussi, se mettre à la hauteur des belles manières françaises.

Dans le champ si fécond et si accidenté des croyances africaines, la moisson semble, au premier abord, beaucoup plus facile; la minorité lettrée, qui ne les partage que peu ou point, se trouve en effet placée, pour les observer, dans les mêmes conditions de perspective que le serait un voyageur d’Europe; mais ici autre empêchement. Bienveillant, l’écrivain craindrait d’encourir le soupçon de crédulité et par suite les railleries de ses lecteurs; car les lettrés du pays se croient tenus d’afficher entre eux des allures d’esprit fort. Sceptique, l’écrivain s’exposerait à un danger beaucoup plus sérieux, celui d’être tôt ou tard dénoncé aux susceptibilités des vaudoux, des ghions et des saints. Aussi les rares attaques que le feuilleton s’est permises de ce côté se sont-elles presque toujours limitées aux superstitions bourgeoises, à celles qui ne se lient pas intimement aux rites africains, et encore fait-il patte de velours. Tel journal, le plus hardi cependant des journaux haïtiens, devra recourir, par exemple, aux précautions oratoires de l’apologue pour insinuer que le vieux fer à cheval cloué à la porte de presque toutes les boutiques de Port-au-Prince n’est pas un talisman infaillible. Un autre consacrera plusieurs colonnes à établir, avec le sérieux et la timide obstination qu’aurait mise un élève de Galilée à nier devant le