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LE ROMAN ABOLITIONNISTE EN AMÉRIQUE.

vois-tu pas les anges qui me font signe et m’appellent ? ne vois-tu pas la ville d’or et le jour éternel ? » ou celui-là encore : « Chanaan, ô belle terre promise ! » Puis, lorsque le travail ou la prédication, car l’une et l’autre chose se partagent presque les heures de Toni, lui laissent quelques instans de repos, le voyez-vous une Bible sur ses genoux, épelant lettre par lettre les syllabes du livre sacré et obligé d’appuyer long-temps sur chacun des mots de chaque verset, de manière que les mystiques horizons et les splendeurs célestes se dressent majestueusement devant lui et se déroulent lentement, successivement, sous les yeux de son esprit ? Quelle joie pour lui, inconnue aux lecteurs ordinaires, qui peuvent embrasser d’un coup d’œil rapide la pensée d’une phrase entière, que de voir lettre par lettre, mot par mot, se compléter le sens de quelqu’une de ces lignes merveilleuses, comme : « Heureux ceux qui souffrent ! » ou bien : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. » Tom est bien un vrai chrétien dans toute la force du terme, c’est-à-dire un être pour lequel la loi n’a pas été faite, et il pourrait répéter comme saint Paul : « Il n’y a pas de loi pour les hommes qui vivent comme nous. » Ce n’est pas pour lui qu’a été rendu le bill sur les esclaves fugitifs : serviteur dévoué et soumis, il a bercé son maître dans ses bras lorsqu’il était tout enfant, et maintenant son maître peut le vendre, si cela peut lui être utile. Tom, qui n’a jamais manqué à son appel, ne cherchera pas à fuir. C’est une heureuse et belle création que ce personnage de Tom, qui peut se comparer sans trop de désavantage au Caleb Balderstone de Walter Scott. On lui a reproché d’être trop parfait, de faire trop de morale et de prédications ; mais a-t-on bien réfléchi à quelles conditions un personnage de cette espèce pouvait exister ? Tom n’est pas un serviteur, c’est un esclave, et si l’on suppose un seul instant qu’un Caleb Balderstone esclave ait pu vivre, ce ne peut être qu’à la condition de raisonner comme Épictète et d’être moral comme un saint. Caleb Balderstone n’a besoin, pour aimer son maître, que de ce sentiment tout physique que créent les longues habitudes ; mais un esclave, pour supporter l’injustice et rester malgré cela dévoué à son maître, a besoin évidemment de la méditation, du secours de la prière et de la religion.

Tom est donc dans sa cabane, jouant avec ses enfans, chantant des cantiques et écoutant le jeune fils de son maître, George Shelby, qui lit à haute voix les récits de la Bible et les promesses de la révélation. Et pendant que le fils lit ainsi à la grande édification des noirs réunis dans la cabane, que fait le père dans la demeure d’à côté, et que dit-il devant cette table où il est assis en face d’un personnage à mine équivoque, au regard sournois ? « Haley, je vous assure que mon Tom vaut cette somme. » M. Shelby n’est point un mauvais maître ; mais quoi ! l’inflexible échéance des billets souscrits l’oblige à cet acte injuste. Ce personnage de M. Shelby prêterait à un beau développement moral