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MADEMOISELLE DE KŒNIGSMARK.

il prit par la France et l’Espagne. Lorsqu’il arriva devant Tanger, l’assaut avait été livré et la place emportée : c’étaient les Anglais qui à leur tour se voyaient menacés et cernés par les Mores. La garnison, à moitié réduite par la faim et les privations, tentait une sortie désespérée, au moment même où Charles-Jean mettait le pied sur le rivage. Saisir le premier cheval qui se présente et s’élancer au plus épais de la mêlée fut pour lui l’affaire d’un clin d’œil. Sous ce soleil de feu, à travers les tourbillons d’une poussière aveuglante, impossible de distinguer ses adversaires ; l’ivresse du combat le poussa au milieu des musulmans. On l’entoure, on l’accable, on l’écrase ; il résiste et se défend en vrai lion. À vingt pas de lui sont les Anglais, mais son cheval vient d’être abattu d’un coup de hache, et pour les rejoindre il ne lui reste que son épée. N’importe, il se fraie un chemin à travers cette muraille humaine, et, toujours avançant sur cette route de cadavres, Kœnigsmark aperçoit bientôt des auxiliaires. « Courage, lui crie-t-on de toutes parts, une minute encore, et nous sommes à vous. » À ces mots, ses forces épuisées se raniment, la muraille de chair s’ébranle, et par sa brèche passe le victorieux compagnon, qui rejoint aussitôt le détachement de cavalerie anglaise.

Deux ans plus tard, Charles-Jean arrive à Paris et lève, de ses propres deniers, un régiment à la tête duquel il est blessé au siége de Courtrai. Peu après, nous le retrouvons en Catalogne, toujours avec les troupes françaises, qu’il appuie du vaillant concours de ses armes. Entré ensuite au service de la république de Venise, il prend part au siége de Navarin et de Modon, et la terrible expédition d’Argos le compte, avec son oncle, au nombre de ses héros. Là cependant s’arrêta cette jeune et illustre carrière. La mère de Charles-Jean, la veille du jour où son fils la quitta pour s’embarquer, avait rêvé qu’elle le voyait gisant sur la grève sanglante et la tête séparée du corps par le sabre d’un Turc : pressentimens funestes, qui devaient se réaliser du moins en partie ; car si le comte de Kœnigsmark ne périt pas en Morée de mort violente, s’il ne lui arriva point, selon le pronostic du songe, d’avoir la tête tranchée par le yatagan d’un Sarrasin, il n’en succomba pas moins aux suites d’une épidémie qui l’enleva en quelques jours, à l’âge de vingt-six ans (1686) ! Ses restes mortels furent ramenés à Stade et déposés dans le caveau de famille, où ne tarda pas à venir les rejoindre la dépouille de son oncle, le maréchal Othon-Guillaume, lequel à son tour succomba aux léthifères influences du climat. Ainsi se termine cette épopée digne d’un héros de l’Arioste : l’Europe vit en lui un de ses plus brillans acteurs disparaître de son théâtre, les palais des souverains perdirent une de leurs plus élégantes figures ; je me tais sur tant d’autres regrets dont les boudoirs furent témoins.

Entre Charles-Jean et son jeune frère Philippe-Christophe le contraste est complet. Philippe n’est guère connu dans l’histoire que par son