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de vous, ce qui me rend d’autant plus sensible aux choses honnêtes que l’on m’a rapportées hier au soir. Un homme de mes amis qui s’est rencontré avec vous dans une maison m’a assuré qu’il était impossible de parler avec plus de modération que vous ne l’aviez fait des endroits qui vous avaient paru répréhensibles dans le drame d’Eugénie et de louer avec une plus estimable franchise ceux que vous aviez jugés propres à intéresser les honnêtes gens. C’est ainsi que la critique judicieuse et sévère devient très utile aux gens qui écrivent. Si vos occupations vous permettent de revoir aujourd’hui cette pièce où j’ai retranché des choses auxquelles mon peu d’usage du théâtre m’avait attaché, je vous prie de le faire avec ce billet d’amphithéâtre que je joins ici. Je vous demanderai, après cette seconde vue, la permission d’en aller jaser avec vous, en vous assurant de la haute considération et de la reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Voici maintenant la réponse de l’austère Fréron :


« Le samedi, 7 février 1767.

« Je suis fort sensible, monsieur, à votre politesse, et bien fâché de ne pouvoir en profiter, mais je ne vais jamais à la comédie par billets ; ne trouvez donc pas mauvais, monsieur, que je vous renvoie celui que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser[1].

« Quant à votre drame, je suis charmé que vous soyez content de ce que j’en ai dit ; mais je ne vous dissimulerai pas que j’en ai pensé et dit plus de mal que de bien après la première représentation, la seule que j’aie vue. Je ne doute pas que les retranchemens qui étaient à faire et que vous avez faits dans cet ouvrage ne l’aient amélioré : le succès qu’il a maintenant me le fait présumer. Je me propose de l’aller voir la semaine prochaine, et je serai très aise, monsieur, je vous assure, de pouvoir joindre mes applaudissemens à ceux du public.

« J’ai l’honneur d’être avec la plus haute considération, etc.,

« Fréron. »


Il est évident que l’austère Fréron tient à garder intacte sa liberté de critique. Nous la retrouvons intacte dans son compte rendu de la pièce d’Eugénie, qui est sévère, mais consciencieux, judicieux, et qui débute malicieusement ainsi : « Le baron Hartley, vieux gentilhomme du pays de Galles, père d’Eugénie, boit un petit verre de marasquin, etc. » C’est en effet ainsi que s’ouvre le drame, et cette phrase maligne de Fréron a pour but de faire ressortir tout d’abord une erreur de Beaumarchais qu’il réfute ensuite plus sérieusement. Dans son enthousiasme pour Diderot, l’autour d’Eugénie lui avait emprunté l’idée d’une notation minutieuse jusqu’au ridicule de tous les mouvemens, de tous les

  1. Cet envoi d’un billet et ce refus de Fréron ne sembleraient-ils pas indiquer qu’à cette époque les critiques de profession se faisaient un point d’honneur de payer leur place au théâtre ? Je me contente de poser cette question de détail, n’ayant pas sous la main les moyens de la résoudre.