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multitude, donnant essor aux besoins long-temps comprimés, se laisse aller au plaisir d’acheter, de consommer, de jouir dans la mesure de ses ressources nouvelles. Les demandes de l’un procurant du travail à l’autre, la production, c’est-à-dire la somme de biens à partager, augmente rapidement. Supposons-la portée à 120 millions, au lieu de 100, accroissement tout-à-fait probable. Quel sera, en définitive, le résultat d’une telle réforme? Les classes qui vivent d’un salaire, prenant 40 pour 100 sur 120 millions, auront à se partager 48 millions au lieu de 30 : leur situation étant notablement améliorée, elles se reposeront de la fièvre passée dans un calme réparateur. Quant aux classes qui exercent le patronat, réduites à un dividende de 60 pour 100, mais le prélevant sur une somme plus forte, elles retireront 72 millions au lieu de 70; elles réaliseront un petit gain matériel et l’inestimable profit de la sécurité.

Le phénomène que je traduis grossièrement en chiffres, pour lui prêter la rigueur d’une démonstration mathématique, est au fond le jeu subtil et incessant qui détermine la transformation et le développement des sociétés. A mesure que la multitude laborieuse acquiert un plus libre essor de ses facultés, la nation s’enrichit, cela est incontestable, et dans cet enrichissement collectif les privilégiés regagnent en véritable aisance ce qu’ils perdent en prérogatives souvent fallacieuses. Certes la part laissée au serf dans les fruits du travail était bien mince sous la féodalité. Battant ou battu, calomniateur ou calomnié, le serf est devenu bourgeois : eh bien ! que les descendans des familles féodales, vivant de leurs revenus dans un bon hôtel, se demandent s’ils ne sont pas plus largement et plus noblement riches que ne l’étaient leurs ancêtres à l’époque où ils se faisaient brutalement la part du lion?

Si donc, au tableau de l’industrie parisienne, les hommes de bon vouloir s’avouent qu’il pourrait y avoir dans le régime actuel des malheurs immérités à réparer et des dangers sociaux à prévenir, qu’ils s’imposent comme devoir de vérifier les faits signalés ici et d’en sonder les causes; qu’ils étudient nos lois économiques dans leurs rapports avec les classes ouvrières; qu’ils analysent dans un esprit d’équité le jeu de la fiscalité, la portée des institutions de crédit, les effets des prohibitions, des monopoles, des règlemens industriels; qu’ils en constatent l’influence sur la création de la richesse collective, et sur cette quotité qu’on en détache pour être disséminée en salaires : à mesure qu’ils avanceront dans ces études, le progrès au profit des classes actuellement souffrantes ne leur paraîtra plus un problème insoluble; la récompense de leurs efforts sera la confiance qu’ils prendront dans l’avenir, en voyant la possibilité de remédier aux maux dont ils gémissent sans troubler l’ordre traditionnel des sociétés.


ANDRE COCHUT.