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Beaumarchais à se justifier du propos ridicule qu’on a tenu contre lui. — De quelle nécessité est-il, repart le duc, de justifier un coquin comme Beaumarchais ? — C’est un très honnête homme, repartit-elle en versant de nouvelles larmes. — Vous l’aimez ! s’écria le duc en se levant ; vous m’humiliez : je vous déclare que je vais me battre avec lui. — Il y avait dans la chambre où nous étions une amie de Mme Ménard, une servante ou femme de chambre, et une jeune enfant, fille de Mlle Ménard[1]. Nous nous levons tous avec des cris. Mme Ménard saute de son lit ; je cours après le duc, qui sort malgré ma résistance et en tournant sur moi la porte de l’antichambre. Je rentre dans l’appartement ; je crie à ces femmes éperdues : Je cours chez Beaumarchais, j’empêcherai ce combat. Je pars du voisinage de la Comédie-Italienne, où elle demeure, pour me rendre vis-à-vis de l’hôtel de Condé, où demeure M. de Beaumarchais. Je rencontre son équipage dans la rue Dauphine, près du carrefour de Bussy. Je me jette à la tête des chevaux, je monte à la portière. — Le duc vous cherche pour se battre avec vous ; courez chez moi, je vous dirai le reste. — Je ne le puis, dit-il, je vais à la capitainerie tenir l’audience[2] ; quand elle sera finie, je me rendrai chez vous. — Il part, je suis le carrosse des yeux et je reprends le chemin de ma maison. En montant les marches du pont-Neuf qui confinent au quai de Conti, je me sens arrêté par la basque de mon habit, et je tombe renversé dans les bras du duc de Chaulnes, qui, plus grand et plus robuste que moi, m’enlève comme un oiseau de proie, me jette malgré ma résistance dans un fiacre dont il était descendu, crie au cocher rue de Condé, et me dit en jurant que je lui trouverai Beaumarchais. — De quel droit, lui dis-je, monsieur le duc, vous qui criez sans cesse à la liberté, osez-vous attenter à la mienne ? — Du droit du plus fort. Vous me trouverez Beaumarchais, ou… — Monsieur le duc, je n’ai point d’armes, et vous ne m’assassinerez peut-être pas. — Non, je ne tuerai que ce Beaumarchais, et quand je lui aurai plongé mon épée dans le corps, que je lui aurai arraché le cœur avec les dents, cette Ménard deviendra ce qu’elle pourra. (Je supprime les juremens exécrables dont ces mots étaient accompagnés.) — Je ne sais point où est M. de Beaumarchais, et, quand je le saurais, je ne vous le dirais pas, dans la fureur où vous êtes. — Si vous me résistez, je vous donnerai un soufflet. — Je vous le rendrai, monsieur le duc. — À moi, un soufflet ! — Aussitôt il se jette sur moi, il veut me prendre aux cheveux ; mais, comme je porte perruque, elle lui reste à la main, ce qui rendit cette scène comique, comme je le compris aux éclats de rire que la populace faisait autour de ce fiacre, dont toutes les portières étaient ouvertes. Le duc, qui ne voyait rien, me prend à la gorge et me fait quelques écorchures sur le cou, à l’oreille et au menton. J’arrête ses coups comme je peux et j’appelle la garde à grands cris. Il se modère alors ; je recouvre ma tête et je lui déclare qu’en sortant de chez M. de Beaumarchais, où il me menait de force, je ne le suivrais nulle part que chez un commissaire. Je lui fis toutes les remon-

  1. C’était une fille de Mlle Ménard et du duc de Chaulnes.
  2. Dans cette déposition, Gudin affaiblissait et sa phrase et la réponse de Beaumarchais, de crainte de lui nuire. Le vrai texte restitué dans son manuscrit et dans la déposition de Beaumarchais est celui-ci : « Le duc vous cherche pour vous tuer ; » réponse de Beaumarchais : « Il ne tuera que ses puces. »