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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 16.djvu/966

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REVUE DES DEUX MONDES.

— Oui, cette épreuve sera la dernière, car il y a désormais une reine à Serendippe !

À peine le mariage est-il célébré, que Dérame se sent possédé d’une fantaisie bien plus singulière et plus funeste que la première. « Est-ce pour ses vertus, pour ses qualités que sa femme l’aime, ou seulement pour sa figure ? Si son ame habitait un corps moins jeune et moins beau, Angela l’aurait-elle préféré ? » Le magicien Durandarto lui-même ne sait que répondre à cette question saugrenue ; mais, pour contenter cet esprit si ingénieux à se tourmenter, il donne au prince une formule cabalistique au moyen de laquelle son ame pourra s’introduire dans tous les cadavres qu’il lui plaira de ressusciter. Là-dessus, Dérame part pour la chasse, déterminé à revenir au palais sous la figure de quelque homme du peuple.

Cependant Tartaglia, bègue et stupide, quoique premier ministre, a deux raisons également bonnes de haïr son maître : il aurait voulu faire épouser à Dérame sa fille, que la pagode a rejetée ; en outre le vieux drôle se permet d’être amoureux de la reine. La vengeance et la jalousie le poussant, Tartaglia guette l’occasion d’assassiner son maître. Les bois et la chasse lui paraissent favorables à son coupable projet. Il suit le prince pas à pas. Dérame et le ministre arrivent seuls dans un site pittoresque où un cerf atteint d’un coup de feu vient tomber mort. Pour essayer la puissance de sa formule cabalistique, le roi conçoit l’idée de passer, pour un instant, dans le corps de cet animal. Tartaglia, qu’il a l’imprudence de consulter, l’engage fort à faire cette expérience. Le roi prononce les paroles magiques à l’oreille du cerf, qui se ranime peu à peu, et le corps de Dérame tombe sur la terre privé de mouvement. Aussitôt le traître Tartaglia, qui a retenu la formule, s’empare de la dépouille royale ; il passe dans le corps de son maître, si décidé à n’en plus sortir qu’il fait célébrer ses propres funérailles, et, pour se débarrasser à jamais de Dérame, il ordonne un massacre général de tous les cerfs dans les forêts du royaume.

Quelle est la surprise de la belle Angela en voyant son cher époux revenir de cette fatale partie de chasse bègue et stupide ! Tartaglia, sous la figure du prince, a conservé non-seulement son odieux caractère, mais encore son vice de prononciation. La reine, qui ne reconnaît plus ni l’esprit ni les nobles sentimens de son époux, se querelle avec lui et le chasse de son appartement. Pendant ce temps-là, Dérame échappe au carnage des cerfs en se glissant dans le corps d’un pauvre bûcheron qu’il a trouvé mort de froid dans la forêt, ce qui prouve qu’il y a des malheureux jusque dans le royaume fortuné de Serendippe. Sous la peau de ce bûcheron. Dérame vient demander l’aumône à la porte du palais, et la reine, guidée par un secret pressentiment, se prend de