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et la plus industrielle de la Grèce, on oublie Florence, dont la prospérité et presque l’existence reposaient sur le commerce ; on oublie que c’est la corporation des marchands de laine qui a élevé la cathédrale de cette ville, où les lettres comme les sciences ont fleuri sous une dynastie de marchands, et que les vaisseaux des Médicis rapportaient avec les épices de l’Orient les manuscrits et les marbres de la Grèce. Les communes commerçantes des Pays-Bas ont bâti ces cathédrales et ces maisons de ville qui sont des chefs-d’œuvre d’architecture.

La démocratie n’offre pas non plus un obstacle invincible aux lettres. Certainement elle combat par ses tendances l’inégalité qui produit le loisir et le raffinement favorables à la culture délicate de l’esprit ; mais, et c’est un des principaux résultats de mes observations sur l’Amérique actuelle, la civilisation, en se développant, corrige naturellement et corrigera toujours plus à cet égard les inconvéniens que la démocratie entraîne. Ceux qu’elle avait introduits ici s’atténuent graduellement par le progrès de la sociabilité, et des peintures qui furent vraies peut-être de l’état général des mœurs peuvent s’appliquer à peine aux nouveaux établissemens de l’ouest. Partout ailleurs, et surtout dans les grands centres, il s’est formé une société cultivée, européenne par les habitudes, par les communications aujourd’hui si fréquentes avec le vieux monde parce qu’elles sont si rapides, — société qui ne diffère pas essentiellement des classes moyennes de l’Europe. C’est pour cette classe, toujours plus nombreuse, qu’écrivent les auteurs américains ; ce n’est point pour la majorité sans doute, toute souveraine qu’elle soit. En Europe aussi, qui écrit pour la majorité ? En France, la majorité ne sait pas lire ou ne comprend guère ce qu’elle lit. Ce qui est vrai, c’est que la littérature des États-Unis n’est à proprement parler ni américaine ni démocratique. Elle préfère sans doute prendre ses sujets dans l’histoire de l’Amérique, elle emprunte volontiers ses tableaux à la nature et aux mœurs américaines ; mais elle procède même alors comme les littératures de l’Europe, et particulièrement comme la littérature anglaise, sa sœur aînée. Elle peut être démocratique par les sentimens, elle n’est point démocratique par la forme, c’est-à-dire violente, inculte, négligée, car elle cesserait d’être une littérature. En tous pays, ce qui s’écrit pour les masses est nécessairement mal écrit. Les masses en Amérique ont une presse pour leur usage : c’est la presse quotidienne, infiniment utile au point de vue politique, mais que je ne compte pas dans la littérature, bien qu’il s’y dépense une grande activité d’esprit. La littérature véritable des États-Unis n’est point si pauvre, puisqu’elle compte dans son sein des prosateurs tels que Prescott, Irving, Everett, Bancroft, Emerson, des poètes tels que Dana, Longfellow et Bryant.