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prendre le sens, non point cependant sans que sa physionomie eût manifesté un profond étonnement.

— C’est la seconde fois que vous me sauvez, monsieur Protat, répondit Zéphyr… C’est vrai que vous avez pu croire, en voyant ma conduite, que j’avais oublié ce que vous avez fait pour moi. À compter d’aujourd’hui, vous verrez du changement, ajouta le jeune garçon. Autant j’ai été serviteur indocile et paresseux ouvrier, autant vous m’allez voir obéissant et actif, prêt à bien vouloir et disposé à bien faire. Nous ne nous étions pas bien connus, continua-t-il plus lentement et avec une demi-intention de reproche qui n’échappa point au sabotier ; mais c’est ma faute, reprit vivement Zéphyr… oui, ma faute… je n’ai pas su montrer… mais on verra que je ne suis pas, comme on a pu le croire, un mauvais et un ingrat.

Et, en disant ces derniers mots, Zéphyr avait regardé Adeline isolée dans ses réflexions.

— Ne parlons plus du passé, mon garçon ; d’abord tu n’es pas ici un serviteur ni un ouvrier, comme tu as cru l’être, fit le sabotier en baissant la tête ; tu es à peu près comme l’enfant de la maison. Je veux que tu t’habitues à me regarder comme si j’étais ton père, et comme la confiance est le premier devoir d’un enfant et que nous voilà en famille, tu vas commencer par nous dire en l’honneur de quel saint tu allais te jeter dans le Loing avec des pierres aux jambes.

À ce commencement d’interrogatoire, Adeline parut se réveiller et prêta l’oreille à la réponse de Zéphyr. Une grande inquiétude se peignit sur le visage de la jeune fille. Quant à l’apprenti, il demeura tout interdit et semblait chercher une réponse qui ne venait sans doute pas. L’inquiétude d’Adeline et l’embarras de Zéphyr avaient été remarqués par l’artiste. Maître du secret de ces deux enfans, il craignit que cet interrogatoire n’arrachât au jeune garçon quelque révélation qui pût, si aveuglé qu’il était, guider le bonhomme Protat sur la cause réelle de son suicide. Dans l’espérance qu’il était peut-être temps encore de faire renoncer Adeline à sa chimère et Zéphyr à sa folie, il se décida à brouiller le jeu, pour empêcher toute autre personne que lui d’y voir clair.

— Père Protat, dit-il brusquement au sabotier, déjà carré dans son fauteuil et méditant son instruction, il est tard ce soir, et il fera jour demain. Quand on est revenu d’où revient Zéphyr, ça peut passer pour un bon voyage. On est fatigué, et on aime mieux dormir que causer. Laissez-le en repos pour ce soir. Vous jaserez demain, si cela vous semble nécessaire de jaser. — Allons, mon garçon, fit l’artiste en regardant l’apprenti, dis bonsoir à la compagnie, et va-t-en au lit.

— Est-ce qu’il ne soupera pas avant ? dit Protat.