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juste et délicate moralité s’enveloppe d’esprit et de bonne grâce. N’y aurait-il point là une épreuve des plus curieuses et qui serait certainement favorable à l’auteur ? Le public y trouverait de son côté une de ces fêtes du bon goût auxquelles ne l’ont point accoutumé les mille inventions vulgaires dont la scène se remplit tous les jours. C’est donc un succès légitime et consacré aujourd’hui que celui des Scènes et Proverbes, — succès qui indique à M. Feuillet la voie qu’il doit suivre : il n’a qu’à demeurer fidèle à son talent et à écouter cette ingénieuse et délicate inspiration qui fait l’attrait et la vie de ses élégantes études.

Quant à M. Champfleury, qui apparaît au pôle littéraire opposé et dont le talent assurément n’est point ordinaire, c’est un réaliste d’instinct et de système ; c’est là son malheur. Le réalisme, qu’est-ce autre chose en définitive que l’absence complète de l’art ? Ceux qui ont fait cette belle découverte dans la littérature, comme dans la peinture, ne remarquent point que tel détail observé dans un paysage ou dans la vie peut exister bien réellement et n’être point vrai cependant dans un sens général, parce qu’il n’est qu’une étrangeté, une bizarrerie, une discordance. Or le but essentiel de l’art, c’est de rechercher et de reproduire une certaine vérité générale dans la nature physique comme dans la nature morale, dans la combinaison des lignes comme dans la combinaison des sentimens et des caractères. Qu’importe que l’être auquel l’imagination rend la vie ait existé ou non, s’il est vrai humainement, moralement, dans les conditions où il se trouve placé ? Maintenant que dirons-nous des Contes du Printemps de M. Champfleury et des Aventures de mademoiselle Mariette ? C’est une étude faite sur le vif de ce monde interlope peuplé d’artistes au chapeau pointu et de femmes qui pratiquent le communisme sans l’avoir inventé. M. Champfleury est très certainement persuadé que ce qui fait l’intérêt de son histoire, c’est ce monde qu’il peint et le soin qu’il met à reproduire la réalité nue et sans voiles, comme il dit. Il se trompe singulièrement cependant. La vérité est que, pour s’intéresser aux aventures de Mlle Mariette, il faut surmonter un certain dégoût. Le côté remarquable de cette étude, c’est qu’il y a réellement, en dépit de tout, une rare faculté d’observation. Gérard et Mariette peuvent être des héros très authentiques de la Bohême ; mais on sent en même temps, à travers toute cette corruption, palpiter en eux quelque chose de vrai et d’humain. Pour être un si bon réaliste d’ailleurs, il est toute une face de cette histoire de la Bohême que M. Champfleury ne peint pas, et qui nous était révélée l’autre jour par ce navrant récit qu’on a pu lire. C’étaient deux pauvres jeunes gens envoyés peut-être à Paris pour faire des études sérieuses. Ils écrivaient ou ils faisaient de l’art, eux aussi. Chaque soir, ils allaient s’établir dans un café ; ils y trouvaient un abri contre le froid, ils buvaient un peu d’eau-de-vie et dévoraient à la dérobée cette râpure qu’on répand sur les tables de jeu : c’était là toute leur nourriture ! Un jour, le maître du lieu s’aperçoit de ce triste manège, et, touché de leur détresse, il les engage à prendre part à son repas. Il les engage une seconde fois, puis ils ne reviennent pas, honteux d’avoir été découverts, — et quand on se met à leur recherche, on les trouve l’un et l’autre sur un grabat achevant de mourir de misère et d’inanition. Si l’histoire n’est point vraie, elle n’en a pas moins son prix. Voilà bien aussi de la