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réalité, et qui a de plus le mérite de jeter un jour sinistre sur toute une région de la vie littéraire, de cette Bohême où la pauvreté n’est pas toujours aussi gaie et aussi facile à supporter que dans les romans de M. Champfleury ! Misère ou non, au surplus, ce n’est point là, à coup sûr, une atmosphère où le talent puisse trouver un aliment salutaire et fortifiant.

Savez-vous où le talent peut gagner ? C’est quand il se mêle au monde, quand il ne borne point son horizon à ces régions malsaines, quand il se retrempe dans l’action. Il est rare que l’action, dans ce qu’elle a de plus viril, n’exerce point une influence heureuse sur l’esprit, même sur l’esprit appliqué aux choses littéraires ; elle lui donne une allure plus nette, plus précise et plus ferme. Le talent de M. de Molènes a certainement grandi dans une épreuve de ce genre. Les révolutions ont parfois d’étranges résultats ; il semble qu’elles viennent mettre chacun en demeure de recommencer une nouvelle vie. Quand vint 1848, M. de Molènes était simplement un écrivain ; la révolution en fit un soldat, un volontaire de la garde mobile, de cette garde dont il a retracé l’existence avec une mâle et poétique vigueur, après avoir eu sa part dans les luttes de juin et avoir été gravement blessé. Bientôt la garde mobile perdit la faveur publique, et alors M. de Molènes embrassait la véritable carrière du soldat ; il entrait dans l’armée, où il est encore. Les Caractères et récits du temps ne sont autre chose que le fruit de cette phase nouvelle de son talent retrempé dans la vie active. Et en effet, dans beaucoup de ces pages, dans bien des analyses de passions féminines ne sent-on pas comme une main hardie et cavalière ? Il passe à chaque instant comme une vision de la vie militaire ; on a pu lire ici la plupart de ces esquisses : la Garde mobile, la Comédienne, la Légende mondaine, les Soirées du Bordj. Ce qui fait le mérite de ces récits, c’est encore l’observation, mais l’observation appliquée à un certain monde, à une certaine espèce de natures élégantes et fières, nerveuses et ardentes. L’auteur a certainement des types qui n’appartiennent qu’à lui, et où on retrouve un mélange singulier de passion, de poésie, d’ironie, de voluptueuses ardeurs. C’est un monde tout à la fois plein de réalité et de fantaisie. Poursuivons encore ce domaine, où l’observation se mêle à la fantaisie capricieuse. C’est une chose à observer : depuis quelque temps, la nouvelle fleurit avec une merveilleuse abondance. Tout prend la forme de la nouvelle et se plie à ce cadre léger et facile. D’un côté, ce sont les Sorcières blondes, de M. Emmanuel de Lerne ; de l’autre, ce sont les Femmes de vingt-cinq ans, de M. Xavier Aubryet, et ce qu’il y a de particulier, c’est qu’aucun de ces livres n’est sans talent. Ce qui manque, c’est la vive originalité, cette originalité qui se retrouve après tout dans M. Champfleury. Il serait difficile de classer avec précision les Sorcières blondes aussi bien que les Femmes de vingt-cinq ans. L’un de ces recueils est empreint d’une certaine distinction élégante ; l’autre est une lointaine et subtile imitation de l’analyse de Balzac : ce n’est point du réalisme, ce n’est point tout à fait de la fantaisie ; mais il y a encore plus loin de là à l’école du bon sens, qui avait l’autre soir sa fête à l’Odéon par la représentation de la comédie nouvelle de M. Ponsard.

Nul écrivain n’est assurément plus digne que l’auteur de Lucrèce d’intéresser les esprits sérieux à ses tentatives. Aussi n’est-ce point sans une curiosité