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à coup sûr, ne fût pas un mandarin, il lui était arrivé à certaines heures, dans son isolement, de donner une forme à ses songeries. Ses lectures lui avaient inspiré des réflexions empreintes de cette originalité qui était la grâce souveraine de sa nature. Ainsi, à propos du maréchal Marmont et de son traité, il avait écrit lui-même sur sa profession quelques lignes d’une véritable éloquence. Ce mystérieux dévouement du soldat trouvant dans la perpétuelle oblation de sa chair tantôt les élans d’une joie ardente, tantôt le mouvement paisible d’une consolation secrète, était là naturellement exprimé. Certains mots, certaines pensées d’un abandon un peu puéril rendaient plus frappant encore l’héroïsme austère de ce sentiment. Après des considérations sur l’armée, dignes de l’intelligence la plus sérieusement guerrière, on lisait : « Je remercie le ciel de ne pas être fantassin, quoique assurément je sois plein de respect pour l’infanterie. Le guerrier complet se compose d’un homme et d’un cheval. Ce malheureux fantassin me paraît toujours un soldat mutilé. Mon Dieu, soyez béni pour le compagnon à quatre jambes que vous m’avez donné! A certains mouvemens de mon cœur, j’ai cru souvent que le cheval était né à la façon de notre mère Eve, qu’il avait été fait avec le sang et la chair du cavalier. »

De cette explosion d’enthousiasme hippique, on passait brusquement à des inspirations bien différentes. Le chapitre sur l’amour venait d’éveiller chez Pontrailles d’autres tendresses que ses tendresses chevalines. Vous connaissez l’histoire de ce saint qui s’était fait une femme de neige. De ses plus pures, de ses plus idéales pensées, Pontrailles se faisait une maîtresse à laquelle il livrait sa vie. Il composait une sorte d’idylle mystique qui rappelait le souhait de Gessner. Il se construisait un asile, seulement un asile vivant au lieu d’un asile de feuillage; il inventait pour son idole tout un culte aux pratiques d’une chaste passion : baiser le velours du prie-Dieu usé par ses genoux, se pencher, elle et lui, sur le même livre, quelquefois tomber à ses pieds et se sentir pris alors d’un désir extatique de mourir ! Tout d’un coup la mélodie changeait, l’Arioste avait passé par là, Alcine était entrée dans l’oratoire : «Il ne doit y avoir, disait-il, qu’un seul amour pour un soldat, c’est l’amour que l’on cueille et que l’on jette comme une branche de laurier rose. Aussi les Arabes, qui sont nos maîtres en fait de sentiment guerrier, traitent-ils avec raison la femme comme on traite le vin chez nous; ils ne lui demandent qu’une ivresse passagère. » Qu’on ne sourie pas trop à tout cela d’un malveillant sourire : ces pensées disparates aux formes légères, s’évanouissant quand on les touche, ne peuvent-elles pas être regardées comme des mirages? Elles étaient nées dans le pays même où se produisent ces jeux de notre cerveau et de la lumière. Anne suivait