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où se traitent les plus grandes affaires, où se rencontrent les voyageurs du monde entier. En vain prétendrait-on que les chemins de fer transporteront de Bordeaux ou de Marseille à Paris les marchandises et les voyageurs, que le fil électrique transmettra avec la rapidité de l’éclair les dépêches et les nouvelles. Ne sait-on pas que, pour les voyageurs et les marchandises arrivant par mer, la condition principale est de débarquer aussi près que possible du lieu de destination, et vice versa pour l’embarquement ? Quant au télégraphe électrique, ce n’est, après tout, qu’un mode exceptionnel de transmission pour un nombre limité de dépêches. L’enquête suivie en Angleterre au sujet de l’entrée des paquebots des États-Unis dans les ports d’Irlande a tranché ces deux questions avec une autorité décisive.

Il nous reste à développer, en faveur de la Manche, un dernier argument : c’est l’argument politique et militaire. Si le gouvernement se décide à faire de larges sacrifices pour doter la France d’un système de communications transatlantiques, il lui est assurément permis de se préoccuper en même temps des intérêts de notre puissance navale et d’assigner aux paquebots un rôle actif dans les guerres qui pourraient survenir. Les paquebots ne remplaceront jamais les vaisseaux de ligne, mais ils seraient, le cas échéant, d’utiles auxiliaires pour la flotte. Aujourd’hui la paix règne, et personne ne songe à la troubler. Quel peuple, quel souverain oserait prendre sur lui la terrible responsabilité d’une guerre qui mettrait le monde en feu et transformerait en instrumens de destruction ces nobles et fraternels navires, instrumens de civilisation, de commerce et de paix ? Mais est-ce une raison pour ne point entretenir une armée et une flotte, des soldats et des matelots ? M. Cobden et ses amis, les amis de la paix, auraient-ils par leur éloquence supprimé les luttes internationales ? Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Malheureusement l’histoire est là pour enseigner aux peuples qu’ils doivent être prêts à défendre leur territoire et leur drapeau. L’Angleterre, dit-on, s’alarme ; elle nous voit avec défiance construire tant de steamers ! Singulière méprise ! Peut-on considérer comme un acte hostile la réalisation si tardive d’un projet conçu dès 1840, la création d’un service de paquebots nécessaire à notre commerce, à notre industrie, au maintien de notre influence légitime ? Depuis plus de dix ans, l’Angleterre a organisé de vastes compagnies qui sont obligées par leurs contrats à employer des navires assez forts pour recevoir au besoin de l’artillerie du plus gros calibre. L’intention de cette clause était évidente ; elle n’a causé aucun étonnement. Les États-Unis ont suivi l’exemple dont nous nous emparons à notre tour. De la part de l’Angleterre, des États-Unis, de la France, cette conduite est toute naturelle ; elle est prudente, et rien de plus. Les découvertes de l’industrie moderne transforment chaque jour et perfectionnent les armes de guerre. Il y a vingt ans, on n’aurait conduit au combat que des navires à voiles ; aujourd’hui, tous les peuples ont reconnu les avantages particuliers que procurerait l’emploi des navires à vapeur. Comment donc resterions-nous privés d’un moyen puissant de défense et d’attaque, alors que nos rivaux en sont largement pourvus ? Comment la France hésiterait-elle à adopter, pour son propre compte, les ressources militaires et navales qui existent dans d’autres pays ? N’est-ce pas d’ailleurs au sein de la paix que les grandes nations trouvent les loisirs et l’argent indispensables pour organiser