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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/768

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REVUE DES DEUX MONDES.

Cette marque de respect donnée par un étranger au souvenir de sa femme parut causer au sabotier une impression qu’il n’eut pas la force de contenir, car il s’empara de la main du jeune homme et la serra dans la sienne avec une telle rudesse, qu’elle arracha à Lazare un tressaillement involontaire.

Le père Protat, qui s’était mépris sur la cause de ce mouvement, craignit sans doute de s’être montré trop familier, et commença une litanie d’excuses ; mais Lazare l’arrêta tout à coup. — Eh quoi ! lui dit-il, auriez-vous honte de m’avoir rendu témoin d’une sensibilité qui atteste l’excellence de votre cœur ? Ignorez-vous donc qu’il est des circonstances où l’on est aussi coupable en dissimulant un bon sentiment qu’en essayant de cacher une mauvaise pensée ?

— Vous parlez bien, fît le bonhomme, dont la figure reprenait progressivement son apparence d’humeur réjouie.

— Mais je mangerais encore mieux, répliqua Lazare en frappant sur son assiette avec un couteau.

— Justement voici votre déjeuner qui descend, fit le sabotier. En effet, un pas léger qui semblait se hâter ébranlait l’escalier de bois par lequel on atteignait à l’étage supérieur.

— Arrive donc, petiote, cria doucement, si cela peut se dire, le père Protat à sa fille, qui venait de paraître au bas de l’escalier tenant un plat dans ses mains, voilà monsieur Lazare qui meurt de faim.

— Eh ! bonjour, mignonne, dit l’artiste en prenant la taille de la jeune fille, — et avant qu’elle eût pu se dégager, ce qu’elle tenta au reste bien faiblement, il l’avait embrassée sur le front. Cette chaste et familière caresse, que la présence de son père rendait toute fraternelle, fit cependant naître une vive rougeur sur le visage de la jeune Adeline, et, pour cacher son embarras, elle fit semblant de ranger quelque chose sur la table, où toute chose était à sa place.

Adeline Protat allait avoir dix-huit ans, et c’était à peine si on lui en eût donné quinze, tant l’épanouissement de sa jeunesse était resté tardif. Délicate comme le sont presque toujours les enfans dont les premières années ont été tourmentées par ces cruelles maladies qui sont le martyre des mères, les vives couleurs de sa santé, qui depuis peu de temps seulement n’inspirait plus aucune crainte, commençaient à nuancer son visage pâli par des souffrances hâtives ; mais ce tendre coloris n’avait aucune ressemblance avec le fard champêtre que la vivacité de l’air des champs plaque sur les joues des paysannes en couches de vermillon brutal. Adeline avait une petite tête bien proportionnée avec son corps frêle et mignon ; ses traits, empreints d’une douceur quasi-sérieuse, offraient un mélange où l’élégance se mêlait confusément à la naïveté. En l’examinant avec