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férens rapports qu’il faisait valoir lui-même, tout en exerçant son état. Impuissante et inhabile à tout ce qui était travail pénible ou grossier, Adeline n’aurait pas su, comme beaucoup de jeunes filles de son âge et de sa condition, sarcler un champ, botteler une gerbe ou biner une vigne ; son père avait été obligé de prendre à gages une vieille voisine qui faisait dans la maison le gros de la besogne, tel que veiller la basse cour, où voletaient une quarantaine de canards, poules et dindons, soigner la petite mule, traire la vache et préparer les repas. Adeline entretenait seulement le linge et veillait surtout à ce que la plus grande propreté régnât dans la maison ; un grain de poussière resté sur un meuble, une goutte d’eau répandue sur le carreau suffisaient pour l’inquiéter, comme une hermine qui voit sa robe tachée. Aussi, la vieille Madelon, qu’elle tourmentait sans cesse à ce propos, aurait-elle pu, au bout d’un certain temps, être appréciée par une ménagère flamande.

Telle était cette jeune fille, peut-être dangereusement gâtée par l’aveugle bonté de son père, dont la tendresse savait trouver pour elle un langage et des manières qui pouvaient surprendre chez un paysan, et surtout chez un homme connu, comme il l’était, par une brusquerie allant quelquefois jusqu’à la brutalité. Adeline n’ignorait pas l’étendue de son influence sur la volonté paternelle, qu’un simple mot de sa bouche rendait malléable comme une cire ; mais il faut déclarer, à sa louange, qu’elle n’en abusait pas : elle apportait, au contraire, une grande modération dans l’exercice de son despotisme. Lazare, que deux ans de séjour dans la maison avaient rendu familier avec le père Protat, lui avait souvent représenté qu’il agissait peut-être avec imprudence en aliénant aussi complètement son autorité entre les mains d’une enfant, et que cette faiblesse dont il faisait preuve pourrait par la suite devenir nuisible à sa fille et lui préparer des regrets à lui-même. À ces sages remontrances, le bonhomme Protat secouait négativement sa tête grisonnante, et répondait avec orgueil que sa fille avait été trop bien élevée pour désirer jamais quoi que ce soit que son devoir de père le mît dans l’obligation de refuser. — C’est égal, reprenait alors Lazare en secouant la tête à son tour, j’ai dit ce que j’ai dit : vous agissez légèrement, et la façon même dont Adeline a été élevée, au lieu de vous rassurer sur son compte, devrait précisément vous inquiéter. — Le sabotier, qui n’aimait pas à être contrarié sur ce chapitre, répliquait ordinairement de manière à faire comprendre au jeune homme qu’il éprouvait de la répugnance à s’entendre contredire.

Durant les premiers instans de son repas, Lazare, dont l’appétit avait été aiguisé par un voyage de dix-huit lieues, car il arrivait de Paris, se jeta sur le premier plat qu’on lui servit avec une véritable