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nages appelés à y jouer un rôle s’y trouvant réunis, nous en profiterons pour donner dès à présent la connaissance de certains détails qui compléteront le portrait et le caractère de chacun d’eux, en même temps qu’ils serviront de prologue naturel au drame domestique dont l’intérieur du sabotier doit être le théâtre.

II. — la mère Madelon.

La mère Madelon était une pauvre veuve de soixante ans passés. Elle avait le dos voûté comme presque tous les gens qui ont pendant un demi-siècle creusé le sillon qui les a nourris, eux et les leurs. Malgré son âge avancé, elle avait conservé cette vivacité trotte-menue qu’on remarque chez certains vieillards, et qui est plus commune chez les hommes que chez les femmes. Sa figure, qui avait dû être belle dans sa jeunesse, était creusée de rides profondes qui semblaient avoir été des ornières à larmes, et la peau basanée qui la recouvrait avait la couleur brune d’une panicule de roseau. Au milieu de cette physionomie dévastée par le temps et par les chagrins d’une vie rudement éprouvée, ses yeux, brillans comme des trous lumineux, prenaient quelquefois une expression qui donnait à son visage un caractère hautain et presque dédaigneux. Chez les êtres les plus vulgaires par le fait ou l’apparence, l’accumulation d’un grand nombre de maux endurés avec résignation et courage provoque passagèrement, quand le souvenir leur revient, les accès de fierté soudaine qu’éprouve toute créature en se retrouvant encore solitaire, mais debout, au milieu des ruines que la fatalité a faites autour d’elle.

En effet, la mère Madelon n’avait pas été toujours ce qu’elle était alors. La vieille veuve avait tenu son rang dans le pays, où elle passait pour une des plus riches propriétaires ; mais après dix ans de prospérité et d’une union heureuse, son mari, qui possédait l’une des belles fermes que l’on voit encore sur les bords du Loing en arrivant à Grez, s’était laissé entraîner par une bande de mauvais sujets qu’il avait connus en allant à Nemours pour ses affaires. Après quelques années, cette vie dissipée amena sa ruine complète. Toutes les pièces de terre furent vendues ou dévorées par des emprunts usuraires, et bientôt il ne resta plus dans ses étables une seule tête de bétail qui ne fût menacée par tous les huissiers de Nemours ou de Fontainebleau. Acculé par ses fautes volontaires au fond d’une impasse terrible, le fermier rêva un crime pour en sortir. Les bâtimens de sa ferme et les nombreuses dépendances que l’obstination de sa femme avait su maintenir libres de toute hypothèque étaient assurés pour une somme quatre fois plus élevée que leur valeur réelle.