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ADELINE PROTAT.

Le fermier pensa qu’un incendie le sauverait de la ruine ; il mit le feu à sa grange le jour de la fête de Grez, pendant qu’on tirait des pièces d’artifice à quelque distance de sa ferme. Il espérait à tort que le désastre serait attribué à quelque fusée égarée : son crime avait eu des témoins. Un garçon et une fille de ferme, dont sa présence dans la grange avait dérangé le galant tête-à-tête, l’avaient aperçu sans qu’il s’en doutât. Ils appelèrent au secours, mais trop tard ; la ferme brûla jusqu’au dernier brin de chaume. Le fermier fut arrêté, jeté en prison, où il mourut fou la veille de son jugement.

Restée seule devant un tas de cendres, la pauvre veuve remercia encore le ciel, qui, en la laissant inféconde, lui épargnait du moins la douleur de traîner à sa suite, sur les chemins du hasard, un pauvre enfant à qui elle n’aurait pu donner qu’un nom entaché par l’infamie du crime paternel. Elle quitta alors le village de Grez, où son infortune n’éveillait qu’une pitié indifférente, à laquelle se mêlaient encore les malveillantes consolations suggérées par l’instinct de farouche égoïsme qui pousse l’homme à se réjouir des maux de son semblable. Comment elle avait vécu depuis trente ans que ces événemens l’avaient frappée, c’était le secret de cette industrieuse nécessité qui fait pain de tout labeur, espèce de génie de la misère que Dieu révèle à ceux qu’il y condamne. C’était seulement depuis une douzaine d’années que la mère Madelon était venue se fixer à Montigny. Elle habitait à l’extrémité du village, et sur la lisière d’un bois qu’on appelle les Trembleaux, une méchante masure grossièrement édifiée avec des fragmens de grès empruntés aux carrières des environs, et dont la toiture était un mélange de chaume, de genêts et de hautes bruyères. Au moment où la mère Madelon était arrivée à Montigny, la vachère qui menait paître au communal les vaches du pays venait de mourir. La vieille veuve avait demandé et obtenu sa survivance. Comme elle n’avait point d’asile, les gens du village s’étaient réunis pour lui bâtir à frais communs cette habitation d’une apparence toute primitive dont nous avons parlé. Au reste, les habitans de Montigny n’avaient guère eu à débourser que la main-d’œuvre, puisque les élémens de la construction avaient été fournis par la forêt même, et ce fut sur les faibles gages de sa place que la mère Madelon remboursa peu à peu les avances faites pour lui bâtir cette pauvre cabane, dont elle ne tarda pas à devenir propriétaire.

Dans ce pays, l’endroit où l’on mène paître les troupeaux s’appelle dormoir, néologisme rustique dont l’étymologie semble indiquée par la sieste à laquelle se livrent les bêtes quand elles ont pâturé. Le dormoir qui servait de communal aux vaches de Montigny était situé dans la partie la plus voisine de la forêt qu’on appelle les Longs-Rochers. En y menant son troupeau, la mère Madelon avait remarqué