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que ces gorges, dont l’aspect est bien plus sauvage et le caractère plus grandiose que celles qu’on admire, sur programme d’itinéraire, à Franchard ou Apremont, étaient souvent visitées par les curieux et quotidiennement fréquentées par les artistes. La nouvelle vachère imagina alors d’installer au milieu de ces solitudes une industrie qui devait plus tard lui mériter le surnom de vivandière des arts. Elle apporta tous les jours avec elle un grand panier contenant des gourdes remplies de liqueurs, du tabac, des cigares, des pipes, et tous les objets employés par les fumeurs. Cette idée devait avoir des résultats très lucratifs, car, pour les artistes qui venaient travailler dans les Longs-Rochers ou les environs, le panier providentiel de la mère Madelon arrivait comme la manne au milieu du désert. Elle eut bientôt toute une clientèle de rapins qui venaient de temps en temps au dormoir couper par un quart d’heure de farniente leur laborieuse étude en plein air.

En succédant à la vachère défunte, la mère Madelon avait hérité de son chien. C’était une vieille bête intelligente et pacifique, au poil hérissé tel qu’un buisson de houx, avec des yeux pleins de malice qui luisaient comme des braises ; ce chien s’appelait Caporal. Il avait été ainsi baptisé par des soldats qui l’avaient adopté quand il était jeune, et il avait fait les campagnes d’Afrique à la suite d’un régiment. Dressé par les loustics du camp, Caporal était devenu un chien savant ; il faisait l’exercice comme le meilleur sergent instructeur ; il portait les armes au nom des officiers supérieurs de l’armée, et croisait baïonnette dès qu’on parlait d’Abd-el-Kader. Acrobate comme Auriol, il franchissait un faisceau de fusils. Mathématicien comme Munito, qui fut le Newton de la race canine, il jouait aux dominos et devinait quelquefois l’âge du capitaine. À ces menus talens de société, qui faisaient les délices de la garnison, Caporal ajoutait au besoin les qualités du chien de chasse, plus utiles en campagne. Quand son régiment faisait une razzia dans quelque tribu ennemie, Caporal y prenait une part active en dévalisant les poulaillers, et plus d’une fois il paya largement son écot en augmentant par l’appoint d’une volaille la maigre pitance du bivouac. S’il avait la ruse du renard en maraude, il avait le courage du lion devant le feu. À l’assaut de Constantine. Caporal monta le premier sur la brèche et se mêla au combat en étranglant un chien turc. Une nuit, dans un défilé de l’Atlas, sa vigilance avait sauvé de la destruction imminente un détachement qui allait être surpris pendant le sommeil par une bande d’Arabes. Cette belle action lui valut la croix. Un soldat qui avait été perruquier lui tondit le poitrail de façon à ce que le dessin de la tonte représentât l’étoile des braves ; on augmenta d’un petit verre quotidien sa ration d’eau-de-vie ; il fut dispensé des corvées, et les sentinelles lui pré-