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ADELINE PROTAT.

Le garde forestier n’était pas fâché de se débarrasser de la responsabilité de ses deux coups de fusil.

— Voyons, dit-il à la mère Madelon, rappelez-vous bien. N’avez-vous point dit tout dernièrement à quelqu’un du village que votre chien vous donnait des inquiétudes, qu’il n’était plus le même qu’à son ordinaire ?

— C’est un conte ! exclama la vieille femme ; je n’ai pas dit un mot de ça. Où est-il, celui qui m’a entendu ? Qu’on me le montre !

— Cette personne n’est plus là, reprit le garde en cherchant autour de lui ; mais elle y était tout à l’heure. C’est la débitante de tabac. Elle m’a assuré que vous aviez, vous, mère Madelon, manifesté dans le pays des inquiétudes à propos de votre bête, et ce sont ses révélations alarmantes qui m’ont décidé, pour la sécurité commune, à agir comme je l’ai fait.

— Elle vous a menti ! fit la vieille femme indignée. Elle a inventé ça pour faire assassiner mon vieux compagnon. Ah ! je comprends tout maintenant ; mais c’est bon… patience… On verra comment la Madelon se venge, toute vieille qu’elle est.

Et, se détournant du côté du débit de tabac, elle étendit son bras en fermant sa main jaune et ridée, et répéta encore, mais plus lentement et plus bas : On verra ! En parlant, son visage avait soudainement pris une expression de menace effrayante. À la voir dans cette attitude, qui transfigurait son être chétif en une figure presque poétique, avec le geste farouche de son bras tendu qui semblait secouer la malédiction, un esprit enclin au merveilleux l’eût prise pour une magicienne fabuleuse appelant, dans une terrible invocation, la colère des dieux sur le toit d’un ennemi. Ceux qui entendirent ces paroles menaçantes n’y prirent point autrement garde, ou les attribuèrent à un emportement passager ; mais la débitante de tabac, aux oreilles de qui elles étaient parvenues, car elle écoutait derrière un rideau, en éprouva une si grande impression d’épouvante, qu’elle tomba à demi évanouie dans son comptoir.

Quand la foule se fut dispersée, la mère Madelon fit placer dans une brouette le cadavre de Caporal et le fit transporter chez elle. Le même soir, elle creusa un trou profond dans le terrain qui entourait sa maison, et elle y enterra les restes du seul ami qu’elle avait au monde.

Ce fut environ trois mois après la scène que nous venons de retracer, que la mère Madelon, pour échapper à l’ennui de la solitude, entra comme servante chez le père Protat, sabotier du pays. Le bonhomme, qui l’avait connue au temps où on l’appelait encore la belle fermière de Grez, ne la considérait pas absolument comme une étrangère prise à gages. En outre, dans sa jeunesse, la mère Madelon avait été un peu l’amie de sa femme, et, fidèle comme il l’était à la mémoire de sa chère Françoise, cette ancienne liaison était déjà une