Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 1.djvu/813

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on a repris il Proscritto, c’est-à-dire l’Ernani de M. Verdi, opéra en quatre actes, dans lequel Mlle Cruvelli nous est apparue il y a trois ans. Ni le talent de la jeune cantatrice qui est chargée du rôle d’Elvira, ni la partition du compositeur italien n’ont retrouvé cette année la même faveur qu’en 1850 ; c’est que le temps marche vite pour les talens surfaits et pour les œuvres qui ne sont ni les enfans du génie, ni le produit de la science des maîtres. Le directeur, M. Corti, qui est un homme actif et qui commence à comprendre que le public de Paris n’est pas tout à fait aussi facile à séduire que le public de Milan, a voulu porter un grand coup en mettant en scène le Don Juan de Mozart. Nous ne ferons pas l’éloge d’Hercule, comme dit un proverbe grec, et nous nous abstiendrons d’apprécier une œuvre qui est classée depuis longtemps au nombre des rares merveilles de l’esprit humain ; nous nous permettrons seulement de dire à la direction du Théâtre-Italien que la partition de Mozart exige, pour être dignement interprétée, six virtuoses de premier ordre, un grand spectacle et des chœurs nombreux et bien disciplinés. Excepté M. Calzolari, qui n’a pas trop mal chanté l’air de don Ottavio, il mio tesoro, excepté le trio des masques qui a été rendu au moins avec ensemble, tout le reste de cette création divine, qui ne sera jamais comprise que d’un petit nombre d’initiés, a été complètement défiguré. On ne s’imaginerait jamais quels gestes, quels accens, quelles vociférations tudesques Mlle Cruvelli a prêtés au caractère si noble et si pathétique de dona Anna ! Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font.

Au troisième théâtre lyrique, où règne une activité vraiment désespérante, on vient de représenter une sorte de mimodrame, le Lutin de la Vallée, pour servir de prétexte aux exercices chorégraphiques de M. Saint-Léon, qui a quitté l’Opéra avec armes et bagages. M. Saint-Léon a le très grand tort de jouer beaucoup trop du violon pour un danseur, et d’abuser de ses jambes encore plus que de son archet. Nous ignorons vraiment quel plaisir on peut éprouver à voir ces espèces de monstres qu’on nomme vulgairement des danseurs venir grimacer sur une scène et présenter aux regards des poses au moins indécentes qui n’expriment ni la grâce de la femme, ni la virilité sérieuse et noble qui sied à l’homme. Quoi qu’il en soit de ces luttes de boxeurs dans lesquelles brille surtout M. Saint-Léon, le Lutin de la Vallée n’a d’autre mérite que d’avoir mis en évidence le talent d’une charmante danseuse, Mme Guy-Stephan, qui s’y est fait justement applaudir.

La Société des Concerts a inauguré le 7 janvier la vingt-sixième année de son existence. La Symphonie Héroïque de Beethoven y a été exécutée avec la perfection accoutumée, sauf l’intégrité de certains mouvemens que M. Girard, le chef d’orchestre, semble disposé à ralentir de plus en plus. Après des fragmens de l’Armide de Gluck, un jeune virtuose sur la flûte, M. Altès, a exécuté avec un rare talent les Chants du Rossignol, espèce de vocalises de sa composition, où il a su grouper avec goût toutes les difficultés de son instrument. M. Altès, qui est élève de M. Tulou, est digne de marcher sur les traces de son maître. La séance s’est terminée par le chœur final de l’oratorio de Beethoven, Christ au mont des Oliviers, morceau grandiose et d’un effet vraiment dramatique. La seconde séance de la Société des Concerts a eu lieu le dimanche 23. La symphonie avec chœurs de Beethoven remplissait le premier