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— Êtes-vous courageux, brave homme ? demanda le médecin en regardant Protat fixement.

— Seigneur mon Dieu ! s’écria celui-ci en se laissant tomber sur une chaise. C’est comme ça que m’a répondu le docteur de Fontainebleau quand je lui demandais ce qu’il pensait de ma pauvre défunte, et trois jours après… on l’a mise en terre… Est-ce que ma pauvre petite ?…

— Rassurez-vous, reprit le docteur, l’état de votre enfant n’est pas désespéré ; mais il va vous obliger à prendre une détermination qui doit coûter à un père. C’est pourquoi je vous ai demandé si vous aviez du courage. — Écoutez-moi : votre fille est atteinte du mal qui a tué sa mère. Celui de mes confrères qui la soigne doit le savoir aussi bien que moi.

— Mais tout dernièrement, interrompit Protat, le médecin de Montigny me donnait quasiment des espérances ; il disait qu’en prenant de l’âge et de la force la petiote pourrait s’en tirer.

— Mon confrère avait raison de parler ainsi, bien qu’il ne crût pas sans doute à ses paroles, dit le docteur C… Notre devoir, même en ayant les plus tristes convictions, est de ne jamais les laisser voir. D’ailleurs, au-dessus de la science, il y a quelquefois le hasard… Votre enfant peut être sauvée ; mais si elle reste auprès de vous, dans ce pays, à moins d’un miracle, elle n’atteindra pas la fin de son enfance.

En écoutant ces paroles dites avec l’accent de certitude qui donne aux déclarations de la science la solennité d’une sentence de mort, le sabotier sentit un frisson lui parcourir le corps. Il observa attentivement la figure du docteur comme pour découvrir dans ses traits quelle était la véritable pensée qui lui avait fait prononcer ces terribles mots : Votre enfant mourra, si elle reste auprès de vous.

— Monsieur, dit Protat en déguisant de son mieux l’émotion qu’il éprouvait, j’aime ma petite fille avec passion. C’est le seul enfant que j’aie eu d’une femme que je regrette encore comme au premier jour de sa perte. Rien ne me coûtera pour conserver la vie à cette pauvre créature, qui n’a encore fait que souffrir et pleurer depuis qu’elle est au monde. S’il fallait que je voie un jour son petit lit vide, je vous jure que je n’aurais plus qu’à me jeter dans notre rivière, dans l’endroit le plus creux ; car, si je ne mourais pas, je deviendrais un bien méchant gueux… Je ferai donc tout ce qu’il faudra… tout, monsieur le docteur… Quoique vous soyez de Paris, je vous ferai venir ici pour la soigner, et je vous paierai vos visites sans vous demander de me faire grâce… Je ne suis pas si pauvre que j’en ai l’air. J’ai du bien dans le pays, sans compter du bon argent qui ne doit rien à personne. S’il le faut, tout y passera, jusqu’à mon dernier sou. Quand je verrai ma petite Adeline avec une grosse figure