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Malgré toute l’affection qu’on lui témoignait dans la maison de Mme de Bellerie, Adeline avait souvent remarqué des nuances qui établissaient une différence entre les soins dont elle était l’objet et ceux qui entouraient la fille de la maison, que ses parens aimaient jusqu’à l’adoration. En se voyant l’idole de son père, elle comprit et apprécia bientôt de quel amour elle avait été privée pendant tout le temps où elle avait été l’enfant d’une famille étrangère. Fille de cœur et de sens, elle sut convenir qu’elle n’était qu’une modeste figure villageoise qu’un caprice du hasard avait pendant quelque temps placée, ou peut-être déplacée dans un cadre brillant. Aussi oublia-t-elle promptement les recherches de son ancienne existence, les habitudes de luxe et d’élégance qui lui avaient été familières, et si elle ne les oublia point complètement, au moins ne donna-t-elle aucun signe extérieur qui pût faire supposer à son père qu’elle regrettait sa vie passée. Installée reine et maîtresse dans ce rustique intérieur, elle s’efforça d’y faire sa loi douce, et de n’y régner que pour donner de la joie à qui lui donnait tant d’amour. À son retour, elle avait retrouvé l’enfant recueilli par son père, le petit Zéphyr, qui avait alors onze ans, et qu’on avait, par une ironique antiphrase, ainsi nommé à cause de sa nonchalance et de la lourdeur de sa démarche. Ce petit bonhomme aimait l’oisiveté avec impudence, et son penchant à ne rien faire s’était manifesté dès ses premières années. Quand le sabotier, son père adoptif, avait voulu l’envoyer à l’école communale pour qu’il y apprît à lire et à écrire, Zéphyr n’était jamais sorti de classe sans être coiffé du bonnet d’âne, et chacune des vingt-cinq lettres de l’alphabet lui avait valu un millier de palettes. Toutes les remontrances du sabotier n’y faisaient rien, les plus rudes corrections le trouvaient insensible. Il avait l’activité en horreur. Le jeu même, cette passion de l’enfance, lui paraissait une fatigue ; mais pour dormir une heure de plus par jour, il aurait avec joie renoncé à un repas. Lorsque le bonhomme Protat l’avait mis à son établi de sabotier, autant pour l’utiliser comme apprenti que pour lui mettre entre les mains un état dont il pourrait vivre plus tard. Zéphyr resta plus d’une année avant de connaître par leur nom les outils de son métier. Dès que son maître tournait le dos, il s’échappait de la maison pour aller regarder pendant des heures les bouillons que faisait l’écluse du moulin. Un autre de ses plaisirs était de se coucher en plein soleil dans la prairie située de l’autre côté du Loing. Enfoui dans les hautes herbes qui le cachaient, il regardait courir les nuages chassés par le vent. Quand la faim le pressait par trop, il rentrait à la maison et subissait l’ouragan du père Protat avec la placidité d’une brute ou d’un roc. Zéphyr n’était cependant pas un idiot ; il avait au contraire beaucoup d’intelligence, mais il dédaignait de la laisser voir, comme s’il eût craint que son maître n’eût essayé d’en tirer parti. Un trait