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saigner promptement[1]. On ne doit jamais oublier ici ni en France combien vous avez montré de zèle en cette occasion pour le service de vos maîtres.

« Je n’entre, sire, dans ces détails que pour mieux en faire sentir le contraste avec la conduite qu’on devait bientôt tenir à mon égard. Je retourne à Vienne, la tête encore échauffée de cette conférence ; je jette sur le papier une foule de réflexions qui me paraissent très fortes relativement à l’objet que j’y avais traité ; je les adresse à l’impératrice ; M. le comte de Seilern se charge de les lui montrer. Cependant on ne me rend pas mon livre, et ce jour même, à neuf heures du soir, je vois entrer dans ma chambre huit grenadiers baïonnette au fusil, deux officiers l’épée nue, et un secrétaire de la régence porteur d’un mot du comte de Seilern, qui m’invite à me laisser arrêter, se réservant, dit-il, de m’expliquer de bouche les raisons de cette conduite que j’approuverai sûrement. — Point de résistance, me dit le chargé d’ordres.

« — Monsieur, répondis-je froidement, j’en fais quelquefois contre les voleurs, mais jamais contre les empereurs.

« On me fait mettre le scellé sur tous mes papiers. Je demande à écrire à l’impératrice, on me refuse. On m’ôte tous mes effets, couteau, ciseaux, jusqu’à mes boucles, et on me laisse cette nombreuse garde dans ma chambre, où elle est restée trente et un jours ou quarante-quatre mille six cent quarante minutes ; car pendant que les heures courent si rapidement pour les gens heureux qu’à peine s’aperçoivent-ils qu’elles se succèdent, les infortunés hachent le temps de la douleur par minutes et par secondes, et les trouvent bien longues prises chacune séparément[2]. Toujours un de ces grenadiers, la baïonnette au fusil, a eu pendant ce temps les yeux sur moi, soit que je fusse éveillé ou endormi.

« Qu’on juge de ma surprise, de ma fureur ! Songer à ma santé dans ces momens affreux, cela n’était pas possible. La personne qui m’avait arrêté vint me voir le lendemain pour me tranquilliser. — Monsieur, lui dis-je, il n’y a nul repos pour moi jusqu’à ce que j’aie écrit à l’impératrice. Ce qui m’arrive est inconcevable. Faites-moi donner des plumes et du papier, ou préparez-vous à me faire enchaîner bientôt, car il y a de quoi devenir fou.

« Enfin l’on me permet d’écrire ; M. de Sartines a toutes mes lettres, qui lui ont été envoyées : qu’on les lise, on y verra de quelle nature était le chagrin qui me tuait. Rien qui eût rapport à moi ne me touchait ; tout mon désespoir portait sur la faute horrible qu’on commettait à Vienne contre les intérêts de votre majesté, en m’y retenant prisonnier. Qu’on me garrotte dans ma voiture, disais-je, et qu’on me conduise en France. Je n’écoute aucun amour-propre, quand le devoir devient si pressant. Ou je suis M. de Beaumarchais, ou je suis un scélérat qui en usurpe le nom et la mission. Dans les deux cas, il est contre toute bonne politique de me faire perdre un mois à Vienne. Si je suis un fourbe, en me renvoyant en France, on ne fait que hâter ma punition ; mais si je suis Beaumarchais, comme il est inouï qu’on en doute après ce qui s’est passé, quand on serait payé pour nuire aux intérêts du roi mon maître, on

  1. Ces mots de l’impératrice : « Faites-vous saigner promptement, » pourraient bien être le résultat d’un sentiment analogue à celui de l’aubergiste Conrad Gruber.
  2. Souvenir d’horlogerie assez ingénieusement appliqué ici.