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ADELINE PROTAT.

stinctivement se mouvoir autour d’elle ? Dois-je abandonner Adeline, dont le nom passe à cette heure d’une bouche à l’autre, attaché à une injure, quand c’est à cause de moi que ces injures se répètent, quand c’est à cause de moi que ce danger la menace ? Est-ce mon rôle de fuir comme si j’étais coupable ? Mon innocence devient-elle une raison de lâcheté ? Je vous le demande à vous, parole de Dieu ! voix d’honnête homme !

— Votre présence l’accuserait davantage, et vous n’avez aucun droit pour protéger cette jeune fille, répondit le prêtre, un peu ébranlé et cherchant à lire dans les yeux du jeune homme de quel nom il devait appeler l’émotion à laquelle Lazare était en proie. La réponse de celui-ci lui enleva tous ses doutes.

— J’aime Adeline, monsieur ! s’écria Lazare.

— Vous l’aimez, dit le prêtre, dont le visage refléta une joie contenue, et vous me demandez conseil ! ajouta-t-il en joignant les mains ; mais pour faire taire toutes ces mauvaises rumeurs qui mettent une tache à son nom, vous n’avez qu’un mot à dire à son père, qui vous enverra tous les deux le répéter devant moi, à l’autel de ma pauvre église. — Puis, quand il vit que Lazare devenait silencieux, la physionomie du curé redevint grave. — Vous ne répondez pas ? lui demanda-t-il.

— Il faut d’abord que vous m’écoutiez, — fit l’artiste. Et dans un récit rapide, empreint de cette franche vérité qui va au-devant de toutes les questions et de tous les doutes, il raconta sa vie tout entière, ce qu’il avait été, ce qu’il était et souhaitait devenir. Le passé, c’était le courage uni à beaucoup de travail ; le présent, c’était le travail encore et l’espérance déjà ; l’avenir, c’était le travail toujours et un peu de fortune peut-être. — J’ai vécu la vie des jeunes gens de mon âge et de ma profession, dit Lazare ; mais depuis dix ans je me suis gardé le cœur vide, comme si j’avais la prévision de cet amour qui le remplit aujourd’hui. J’aime Adeline, et si j’hésite à la demander pour femme, vous le comprenez, c’est que mon avenir est encore loin, — qu’aujourd’hui je suis pauvre, — et qu’ Adeline est riche.

— Eh bien ? demanda naïvement le prêtre.

— Eh bien ! si peu qu’il vaille, en offrant mon nom à la fille de M. Protat et dans les circonstances actuelles, je n’aurais pas l’air de le lui donner, mais de le lui vendre, et quand on nous verrait arriver au contrat avec sa dot et moi la main vide, Dieu sait ce qu’on dirait.

— Laissez dire en bas, mon enfant, reprit le prêtre ; c’est là haut qu’on écoute. — Et, prenant son chapeau, il se disposa à sortir. — Je vais voir Protat, dit-il ensuite, et d’abord sa fille.

— Dites-lui…, s’écria Lazare, puis il s’arrêta tout à coup.

— Si vous ne le lui avez pas encore dit, répliqua le curé, je lui