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Page:Revue des Deux Mondes - 1853 - tome 2.djvu/169

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vivre et briller. On prévoit ce que pouvaient être devenus, au sortir d’un tel patronage et avec une telle origine, le théâtre, la poésie légère, les contes et nouvelles à la main, qui sont les trois importantes divisions des belles-lettres au XVIIIe siècle.

La poésie, légère se trouvait là pourtant dans un terrain favorable ; elle y rencontrait les deux nécessités de son existence, qui sont l’esprit pour toute mise en œuvre, les femmes pour toute inspiration ; Aussi devait-elle être le genre caractéristique de ces temps, et lui fut-il permis d’y suivre et de nous y enseigner toutes les lois de son développement. Son premier résultat fut significatif : les jeunes seigneurs étaient descendus de la chasse au jeu de paume, puis au jeu d’échecs, et de là aux nœuds de la tapisserie. Entre deux petits contes, on s’enquérait très particulièrement dans les bonnes sociétés s’ils parfilaient adroitement, et s’ils avaient un merveilleux talent pour les broderies au passé. Toutefois la plus logique des conséquences morales de la poésie légère avait été la dépravation des mœurs et le mépris de la femme. Cette adulation outrée, cette glorification constante des plus mauvais instincts de la nature féminine avaient comme sanctifié la fantaisie chez la femme, et la fantaisie avait tué l’amour. L’habitude des pensées légères, l’arbitrage exclusif de l’esprit et le dédain du sens commun avaient créé l’ironie, qui avait fait une rude guerre à tous les respects, particulièrement à son antique, ennemi, le respect de la femme. Il n’y a pas dans tout ce temps un seul mot qui sorte du cœur ; on dirait que ces écrivains sont toujours enivrés et en dehors d’eux-mêmes : quand ils regardent en eux, c’est à peine et comme d’en haut ; ils ne peuvent apercevoir que les plus extérieures de leurs émotions, et encore ne les voient-ils qu’en petit ; d’entrer complètement en eux-mêmes, ils n’ont garde, ils y pourraient trouver la réflexion, et qu’en feraient-ils ? Ils ne veulent avoir ni remords, ni pensée, ni amour, foi ou respect. Tout est donc extérieur, et de même que l’intelligence est devenue esprit, et la partie la plus légère de l’esprit, de même l’amour est devenu le plaisir et l’élan le plus extérieur du plaisir, la vanité.

Le développement littéraire de cette poésie légère était aussi misérable que son influence morale : elle descendait tous les degrés de la décadence, du conte à la chanson, de là à l’épigramme et aux bouts rimés ; puis venaient les tours de force de toute sorte, les pièces en vers monosyllabes ou avec deux mots pour rimes uniques. Les distiques et les charades tenaient toute la montagne du Pinde, le logogriphe gardait les détroits de Tempé, et les poètes que le logogriphe intimidait s’élevaient timidement jusqu’à la hauteur de l’énigme. M. de Nivernais, ce chansonnier aimable, était escorté par MM. de Louvois et de Champcenets, ces capitans du couplet ; l’abbé Aubert, épigrammatiste grossier, Robbé de Beauveset, poète ordurier, disputaient les trompettes de la renommée à MM. de Pezay et de La Louptière, qui se vantaient d’être les imitateurs de Dorat. Celui-ci était un type parfait de cette littérature ; il s’était circonscrit dans ce genre qu’on appelle la poésie agréable, il l’avait épuisé, point n’y fallait d’efforts, et il ne faisait que se répéter ; encore trouvait-il des disciples, des copistes, et quand il mourut, ce fut une grande affaire : on versa sur sa tombe un déluge de rimes. Il fallait bien se garder en effet d’avoir une idée à soi ; tout le travail se bornait à choisir qui