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l’un libre et riche, le peuple conquérant, l’autre opprimé et pauvre, le peuple conquis.

Il demeure donc parfaitement constaté que, soit en France, soit en Angleterre, le développement agricole a suivi le bon gouvernement. La même transformation rurale qui s’est accomplie en France de 1760 à 1848 avait déjà eu lieu en Angleterre de 1650 à 1800 ; les mêmes causes avaient amené les mêmes effets. Il y a entre l’Angleterre des Stuarts et celle de Pitt la même différence qu’entre la France de Louis XV et celle de Louis-Philippe. Ce n’est pas là d’ailleurs un fait particulier à la France et à l’Angleterre. Dans les temps anciens comme dans les modernes, la richesse agricole arrive et s’en va avec les mœurs politiques. Rome républicaine cultive admirablement ses champs, Rome asservie les laisse incultes ; l’Espagne du moyen âge fait des prodiges de culture, l’Espagne de Philippe II ne travaille plus. Le Suisse et le Hollandais fertilisent d’âpres montagnes et des marais impraticables ; le Sicilien meurt de faim sur le sol le plus fertile. « Les pays, dit Montesquieu dans l’Esprit des Lois ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité, mais en raison de leur liberté. »

La liberté a été d’autant plus féconde en Angleterre qu’elle n’y a point été accompagnée de ces désordres qui l’ont trop souvent souillée, et décriée ailleurs. Malgré ces agitations apparentes qu’entraîne toujours chez le peuple le plus sage l’exercice des droits politiques, le fond de la société anglaise est resté calme. Les transformations que le temps amène et qui sont la vie même des peuples se sont opérées insensiblement, sans ces secousses violentes qui détruisent toujours beaucoup de capitaux ; l’événement de 1688 lui-même n’a eu que le moins possible le caractère révolutionnaire. On fait généralement honneur de cette modération nationale à l’esprit aristocratique. Sans doute l’aristocratie y est pour quelque chose, mais seulement pour la part correspondante au rôle qu’elle joue dans la société. Depuis longtemps, le gouvernement britannique est plus aristocratique en apparence qu’en réalité, et cette apparence elle-même diminue de jour en jour. Le véritable lest du corps politique, l’arôme qui pénètre la société tout entière et la préserve de toute convulsion, c’est l’esprit rural : cet esprit est sans doute très favorable à l’aristocratie, mais il n’est pas l’aristocratie elle-même ; la domination aristocratique peut exister sans lui, il peut à son tour exister sans elle. L’aristocratie britannique a fait cause commune avec l’esprit rural, et c’est ce qui a fait sa force ; l’aristocratie française s’en est séparée, et c’est ce qui a fait sa faiblesse. En Angleterre, la vie rurale des classes supérieures a produit d’abord les mœurs énergiques et fières d’où est sortie la constitution ; elle a