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que l’Allemagne avait entassés pendant que la France continuait les traditions de critique superficielle du XVIIIe siècle. La Symbolique de M. Creuzer, par ses imposantes proportions, sa réputation européenne, l’élévation des vues, la haute philosophie et la science que l’auteur y avait déployées, s’offrit tout d’abord. M. Guigniaut comprit toutefois que la traduction d’un seul ouvrage, déjà dépassé sur plusieurs points de détail par des travaux plus récens, n’atteindrait qu’imparfaitement le but qu’il se proposait. Il résolut donc de rassembler autour du livre de M. Creuzer les résultats des travaux parallèles ou postérieurs, de faire en un mot du texte de la Symbolique la trame d’une vaste synthèse embrassant toutes les études mythologiques de l’Allemagne. L’opinion de L’Europe savante s’est prononcée depuis longtemps sur la valeur de ce plan et sur la manière, dont il a été rempli. La France y a reconnu le modèle à suivre dans l’œuvre difficile d’introduire parmi nous les produits de la science allemande ; l’Allemagne, de son côté, a donné au remaniement français la plus haute approbation, puisque elle-même semble l’avoir préféré à son propre ouvrage en adoptant sur presque tous les points importans les modifications apportées par le traducteur. Le livre, de M. Guigniaut, courageusement mené à terme à travers des circonstances si diverses et quelquefois si contraires, est devenu le manuel indispensable, non-seulement de l’antiquaire et du philologue, mais encore de tous les esprits curieux qui croient que l’histoire des religions est un des élémens les plus essentiels de l’histoire de l’esprit humain, c’est-à-dire de la vraie philosophie.


I

Les religions tiennent si profondément aux fibres les plus intimes de la conscience humaine, que l’interprétation scientifique en devient à distance presque impossible. Les efforts de la critique la plus subtile ne sauraient redresser la position fausse où nous nous trouvons vis-à-vis de ces œuvres primitives. Pleines de vie, de sens, de vérité pour les peuples qui les ont animées de leur souffle, elles ne sont plus à nos yeux que des lettres mortes, des hiéroglyphes scellés ; créées par l’effort simultané de toutes les facultés agissant dans la plus parfaite harmonie, elles ne sont plus pour nous qu’un objet de curieuse analyse. Pour faire l’histoire d’une religion, il faut en quelque sorte ne plus y croire, mais il faut y avoir cru : on ne comprend bien que le culte qui a provoqué en nous le premier élan vers l’idéal. La première condition pour bien apprécier les religions de l’antiquité nous manquera donc à jamais, car il faudrait y avoir vécu, ou du moins en faire renaître en soi le sentiment avec une profondeur dont le génie historique le plus privilégié serait à peine capable. Quelque effort que nous fassions, nous ne renoncerons jamais assez franchement à toutes nos idées modernes pour ne pas trouver absurde et indigne d’occuper un homme sérieux l’ensemble des fables que l’on présente d’ordinaire comme la croyance de la Grèce et de Rome. C’est pour les personnes peu versées dans les sciences historiques un éternel sujet d’étonnement que de voir les peuples qu’on leur présente comme les maîtres de l’esprit humain adorer des dieux ivrognes et adultères, et admettre parmi leurs dogmes religieux des récits extravagans, de scandaleuses aventures. Le plus simple se