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sa force, dans toute son ardeur, dans tout son sérieux, était banni de ce que les Anglais appellent polte literature. Juliette et Desdémone cédaient la place à des ingénues qui, par crainte du shocking, n’osaient plus ouvrir la bouche, ou bien à des héroïnes extravagantes plus fausses, plus froides peut-être même que celles-ci. Shelley parut, et la tradition shakspearienne fut renouée encore une fois. La forme de Shakspeare elle-même fut retrouvée. Impossible de lire les Cenci et de ne pas reconnaître que chaque ligne dérive droit de King John et du Roi Lear. Rien n’est emprunté pourtant à Shakspeare, mais tout est repensé, ainsi que le voulait Goethe. Je citerai dans le livre de M. Fane une scène dramatique, un fragment qui rappelle en cela la manière des deux maîtres. Il s’agit simplement des adieux d’un fils de roi à sa fiancée. Par une chaude soirée d’été, Isabel, dans les jardins du palais, attend la venue de son amant.


« Ah ! dit-elle, que l’air me semble lourd et que sombre est la face du ciel, qui prête ses propres ténèbres à mes pensées ! Un silence mystérieux plane sur la terre sans vie (strange stillness broods above the swooning earth) ; l’esprit de la solitude a possession de toute chose, chaque, oiseau, chaque fleur est isolé, seul et abandonné comme moi. Les timides feuilles se penchent dans une tristesse muette, et attendent le souffle du vent amoureux pour se réveiller harmonieusement (to flutter into music) ; mais le vent se tait ! L’onde unie du lac sollicite le baiser de la brise, mais la brise reste loin. Heures aux ailes de plomb ! heures dont le vol est pour les heureux trop rapide, heures dont la marche s’arrête dès qu’on attend, pourquoi tarder à me ramener mon bien-aimé ? Pourquoi laisse-t-il son Isabel exhaler son ame en soupirs jetés au vent, ainsi que la rose jette, ses parfums !

« (Une voix au loin appelle Isabel !)

« Sa voix ! je l’ai entendue ! — Mais non ! cœur crédule, ce n’est point lui ! — âme trop tendre, force-toi à croire qu’il n’est pas près, de peur de te briser en tombant du sommet de l’espoir ! »


Le prince arrive enfin, sortant du conseil où la guerre a été résolue contre une puissance voisine. Il y a dans les paroles qu’adresse la jeune fille à son amant comme un vague souvenir de Roméo, comme une trace parfumée du passage de Juliette. Rien n’y manque, pas même les concetti. Isabel se plaint de sa tristesse. « Que cette tristesse ne réside-t-elle tout entière sur ta lèvre, s’écrie l’amant, afin que d’un baiser je la puisse chasser ! » Sa fiancée lui répond alors : « Je crois qu’elle réside en effet sur ma lèvre, ou que tout au moins elle habite quelque partie extérieure de moi non garantie contre les sortilèges de ta présence, car à ta vue elle s’évanouit, et totalement expire sous la pression magique de ta main. Viens, que je pose ma tête sur ta poitrine, et tandis qu’une oreille s’enivrera de tes doux discours, l’autre, appuyée sur ton cœur, écoutera s’il bat juste avec