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une existence politique, nous serons obligés de la payer cher. Les prince sont incorrigibles ; le peuple est sauvage, il n’a que des instincts confus, et il en est d’autant plus fanatique. Je suis heureux de voir que tu penses comme moi sur tout cela. Tu es un aristocrate, nous le sommes tous. Chose singulière ! voilà que ce mot désigne déjà un crime, un attentat à la majesté du peuple. Qu’est-ce donc que cela, être aristocrate ? C’est vouloir que le peuple prenne part, selon la mesure de sa capacité, à l’exercice des droits politiques et à la conduite des affaires communes ; c’est vouloir que l’influence appartienne à l’intelligence et à l’esprit, et non au nombre, à la masse, au corps de la nation. Voilà du moins notre aristocratie. Mais maintenant il faut que la science politique nous vienne des cabarets : au lieu d’un souverain qui nous maltraitait du moins avec convenance, nous avons des milliers de despotes brutaux qui veulent tout niveler, tout rabaisser à leur taille. » Maerklin assista aux événemens de 1848 et de 1849 avec cette tristesse résignée. Sa santé, naturellement faible, avait éprouvé de rudes échecs au milieu de tant d’émotions. Une rapide maladie l’emporta le 18 octobre 1849, à l’âge de quarante-deux ans et quelques mois.

Telle est cette Vie de Maerklin, où M. Strauss a peint en traits expressifs toute une phase de la pensée religieuse de l’Allemagne. Les conclusions répondent bien à la tristesse du récit. « Combien d’hommes, dit l’auteur, exercent par leurs enseignemens et leurs actes une influence profonde, sans que le souvenir de leur nom demeure attaché à ce qu’ils ont fait ! Maerklin avait renoncé depuis longtemps à l’idée d’une existence ultérieure ; cette existence, il la méritait cependant ; c’est pour la lui assurer qu’un ami a écrit ce livre et a placé en quelque sorte sa statue sur son tombeau. » Ainsi, quand la mort a fermé nos paupières, nous ne pouvons prétendre qu’à cette double forme de l’existence : ou bien c’est une existence impersonnelle quand notre influence seule se perpétue et que notre nom périt, ou bien c’est une existence personnelle, quand une main amie a sculpté notre statue et attaché notre nom à nos œuvres. Voilà tout l’avenir que nous promet M. Strauss, et c’est à cela que se réduit notre immortalité ! Le dernier mot de Maerklin et de son biographe, c’est l’orgueilleuse résignation de ces hommes qui ne croyaient plus au polythéisme, et que n’avait pas encore éclairés la lumière des idées chrétiennes. Chose étrange ! le plus grand mérite de l’école hégélienne, c’est le sentiment qu’elle a eu du progrès continu des sociétés, de la marche incessante de l’esprit humain dans l’histoire, et, après tant de travaux et d’efforts, voilà qu’elle nous ramène au stoïcisme ! Cependant il y a ici un phénomène qui me touche : M. Strauss a beau s’enfermer comme son ami dans l’impassible vertu des stoïciens, il lui est impossible de ne pas revenir sans cesse à ces discussions théologiques. La jeune école hégélienne a dit un jour par la bouche de M. Arnold Ruge : Le système de Hegel, en définitive, était une théologie ; nous l’avons mis en pièces. — Eh bien ! malgré la jeune école hégélienne, M. Strauss est et demeure un théologien. Les athées plus résolus lui en ont souvent fait le reproche ; il poursuit néanmoins sa tâche, il prend plaisir à sonder sa plaie, à examiner son doute ; il aime à raconter ses souffrances. Avec quelle tendresse il peint la charité évangélique de Maerklin avec quelle sympathie il expose ses combats intérieurs, surtout ses indécisions