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antiques à l’image de la France, elle tomberait bientôt dans l’oubli. La tragédie, pour vivre, pour durer, pour attendrir, pour émouvoir la foule, doit absolument aborder la vie familière; sinon elle servira tout au plus d’aliment aux discussions des lettrés.

Quant à la comédie, bien que proscrite par les novateurs comme une création incomplète et boiteuse, elle n’a jamais été menacée aussi sérieusement que la tragédie. Il y a dans l’esprit français une prédilection marquée pour la raillerie; Rabelais, La Fontaine et Molière sont assurés de garder leur popularité parmi nous, quelles que soient les doctrines vaincues ou triomphantes. Que les régénérateurs littéraires parlent au nom de l’Italie, de l’Espagne ou de l’Angleterre, peu importe à la gloire de ces grands gausseurs : la raillerie est un élément de l’esprit national, et fût-il cent fois prouvé que la comédie est une création incomplète, la comédie ne périrait pas parmi nous. Ajoutons, pour être vrai, que !a comédie, comme la tragédie, doit tenir compte du temps où elle se produit, des auditeurs à qui elle s’adresse. Pour ma part, je n’hésite pas à mettre le Misanthrope au-dessus d’Athalie. S’il y a en effet, dans la tragédie écrite pour Saint-Cyr, des passages empreints d’une incomparable beauté, il est certain pourtant que cette œuvre savante n’offre qu’une image assez infidèle des faits racontés dans le Livre des Rois. Le Misanthrope garde encore aujourd’hui toute la fraîcheur, toute la jeunesse des premiers jours. C’est une peinture de la faiblesse humaine tracée d’une main habile et sûre, qui sans doute ne vieillira jamais. Toutefois je pense que, si Molière renaissait de nos jours, il sentirait le besoin de plier son génie aux exigences de notre temps; tout en poursuivant l’analyse des caractères, il comprendrait la nécessité de donner aux incidens un peu plus de vraisemblance, à l’action un peu plus de mouvement. Voué par sa nature même à l’étude des passions et des vices, il n’oublierait jamais la mission capitale du poète comique; mais il comprendrait que le dialogue le plus ingénieux, les tirades les plus éloquentes, les plus fines reparties ne suffisent pas à soutenir l’intérêt d’une comédie.

Les pensées que j’exprime aujourd’hui sont communes à tous les esprits qui suivent avec attention le développement littéraire de notre pays; je ne parle pas en mon nom, je parle au nom de tous les hommes désintéressés qui voient dans le passé un sujet d’étude et non un sujet d’imitation, qui jugent le présent sans amertume et se confient dans l’avenir sans aveuglement. Je me propose aujourd’hui d’examiner l’état du théâtre en France.

Pourquoi le drame est-il aujourd’hui tombé dans le discrédit? Pourquoi les promesses faites au nom de Shakspeare et de Schiller sont-elles accueillies avec indifférence, parfois même avec ironie? La