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Telle est ma vie : de grands travaux, peu de succès ; un état dispendieux, peu de fortune, et le cercle éternel de la plus douloureuse correspondance avec une foule de malheureux dont les maux sont devenus les miens. Si vous avez un ami qui me connaisse à fond, il vous dira que ce tableau de ma personne et de mon état est le plus vrai que je puisse offrir.

« Quoi qu’il en soit, madame, engagez cet ami commun à me voir ; puisqu’il a mérité votre confiance, il aura la mienne. Nous causerons de l’affaire de M. Dorat ; il m’expliquera la nature de son malaise, ce qu’il craint, ce qu’il espère, et quand je serai mieux instruit, si je puis venir à son secours, soyez sûre, madame, qu’en enterrant, avec la religion de l’honnêteté, tout ce qu’il veut tenir secret, je ferai l’impossible pour que votre confiance en moi ne lui soit pas tout à fait infructueuse.

« J’ai l’honneur d’être, avec le plus profond respect, etc.,

« Caron de Beaumarchais. »


Au moment où Beaumarchais termine cette lettre, entre chez lui le nouvel avocat de Dorat que Mme  de Beauharnais lui a annoncé sans le nommer ; c’est un officier dont nous aurons occasion de reparler et qui était un de ses plus anciens amis. Beaumarchais ajoute alors à sa lettre un post-scriptum qui nous permet de suivre en quelque sorte au naturel le bon mouvement qui s’opère en lui.


« Mon ami Dutilly vient me parler au moment où je ferme ma lettre ; son récit me perce le cœur. Il est bien certain que je ne puis disposer des 20,000 livres que vous me demandez ; mais, encore une fois, si M. Dorat, qui me connaît peu, ne s’offense pas que vous m’ayez confié son douloureux secret, faites en sorte qu’il vienne en causer franchement avec moi, ou daignez m’en faire passer les détails, et toutes mes ressources sont à son service. »


Mme  de Beauharnais répond à Beaumarchais que Dorat est à la campagne, et qu’il se rendra chez lui à son retour. Quinze jours se passent. Beaumarchais a besoin de quitter Paris pour ses affaires ; il craint que la fierté de Dorat ne l’empêche de venir à lui ; et, aussi impatient de secourir un malheureux qu’un autre le serait de l’éviter, le voilà maintenant qui va au-devant de cette misère qu’on lui a confiée et qui écrit à Mme  de Beauharnais cette seconde lettre qui me semble en vérité l’expression d’un cœur foncièrement excellent ; qu’on en juge :


« Paris, 5 avril 1779.

« Je n’ai point vu votre ami, madame la comtesse ; est-il encore à la campagne, ou désapprouve-t-il la douloureuse confidence que vous m’avez faite ?

« Il serait bon pourtant que nous eussions une conférence avant mon départ pour Bordeaux, qui sera sous peu de jours. Il ignore peut-être quelle force et quel courage on puise auprès d’un homme sensible et éprouvé par la mauvaise fortune. Je suis cet homme-là, et, très différent des gens dont le sort a changé en bien, je me plais à consoler les infortunés qui ont du mérite, et à leur rendre ce ressort si nécessaire à l’âme que le malheur