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réprouvée! » criait-il, et la muette rendait d’une voix stridente invective pour invective. Je dus intervenir dans ce conflit, et un ordre que je donnai à mon serf d’aller m’attendre à l’église grecque, où je devais me rendre le lendemain matin put seul mettre fin à un débat auquel tout l’auditoire commençait à se mêler par des murmures significatifs. Je calmai non sans peine la baronne, en lui faisant observer combien une descendante des chevaliers du Glaive compromettait sa dignité en se querellant avec un misérable serf. C’était peut-être la première fois qu’on avait tiré un bon parti de son orgueil de caste. Mme de R. finit par me donner raison, et s’éloigna pour aller chercher noise ailleurs.

Pendant notre entretien, la foule s’était éloignée aussi, et je ne remarquai pas sans satisfaction, quand je me trouvai enfin rendue à moi-même, que l’église était à peu près vide. Une seule femme était restée près de moi; elle se tenait à la place que Judas venait de quitter. Son costume était celui de la classe aisée du peuple russe. Sur sa figure, qui indiquait un âge avancé, régnait une expression de douceur et de sérénité qui me frappa. Je remarquai qu’elle m’observait attentivement. En rencontrant mon regard, elle sourit, me salua d’une inclinaison de tête et s’assit à mes pieds.

— Mère, me dit-elle alors dans le langage affectueux de sa caste, petite mère, tu as bien fait d’apaiser la querelle de ces pauvres fous[1]. Les pacifiques seront appelés les enfans de Dieu, et Dieu te bénira d’avoir rétabli la paix dans l’endroit où le Sauveur du monde s’est laissé crucifier pour la paix du genre humain. Il ne faut pas leur en vouloir pourtant, il faut leur pardonner comme Notre-Seigneur pardonnait à ses persécuteurs; comme eux, ils ne savent ce qu’ils font.

Ces citations dans la bouche d’une femme du peuple m’étonnèrent. Sa voix douce et grave, contrastant avec les aigres clameurs qui venaient de frapper mes oreilles, me remit sous le charme que la scène précédente avait rompu. — Je n’ai fait que mon devoir, ma colombe, répondis-je, en empruntant au langage populaire de la Russie une de ces désignations caressantes et affectueuses qu’on y trouve si multipliées; je n’ai fait que mon devoir, et je suis charmée que tu m’approuves, car tes paroles annoncent une femme sensée et pieuse. Mais permets-moi de te demander d’où tu viens? D’après ton langage, je te croirais d’au-delà de Moscou.

— Tu as deviné, maîtresse[2], je suis du gouvernement de Twer. C’est loin, n’est-ce pas?

  1. Le peuple russe tutoie indifféremment tout le monde, jusqu’au souverain lui-même. Ce tutoiement donne aux conversations entre le seigneur et le paysan un accent de bonhomie patriarcale qui voile un peu ce qu’il y a souvent d’arbitraire et de despotique dans leurs rapports.
  2. Barine en russe : c’est le titre correspondant à madame, que l’homme du peuple accompagne souvent de plusieurs appellations bizarres, telles que mon âme, mon cœur , ma vie, père ou mère, colombe, ramier, hirondelle, etc.