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baron, comprend, mais trop tard, le piège où il est tombé. Il pâlit de colère et de honte devant les reproches de Spiegel. Trop faible pour revenir sur ses pas, trop vain pour renoncer à ses rêves ambitieux, il voit partir Spiegel et Frédérique, et n’a plus pour reposer ses yeux que la figure niaise de Dorothée. Il y a dans cette dernière partie de la Pierre de touche plusieurs scènes empreintes d’une véritable éloquence, et le personnage de Spiegel a fourni à Got l’occasion de se montrer sous un aspect inattendu. Ce comédien, qui nous avait si souvent égayés, a trouvé cette fois moyen de nous attendrir.

Malgré les défauts que j’ai signalés dans le quatrième acte, je n’hésite pas à mettre la Pierre de touche au-dessus de Mademoiselle de la Seiglière. Les esprits chagrins pourront discuter tout à leur aise sur tel ou tel passage : la Pierre de touche est un ouvrage d’un ordre plus élevé que la première comédie de M. Sandeau. L’idée morale qui le domine est heureusement choisie et révèle chez les auteurs l’intention bien arrêtée d’aborder la comédie de caractère. Un tel dessein suffirait pour établir l’importance littéraire de leur ouvrage. Toutefois je m’explique sans peine la préférence accordée par les spectateurs à Mademoiselle de la Seiglière. Dans cette première comédie en effet, il y avait unité de style ; le dialogue était écrit d’une seule main, et dans la Pierre de touche, il est trop facile de reconnaître deux styles différens, deux styles qui, pris en eux-mêmes, sont très acceptables, mais qui, juxtaposés, se contrarient, se nuisent mutuellement. MM. Sandeau et Augier ont trop de talent pour que la critique leur cache une part de la vérité ; ils ont droit à une franchise absolue, et c’est à nos yeux la seule manière de leur prouver notre sympathie. Eh bien ! nous leur dirons que leur association n’enfantera jamais des œuvres homogènes. Ils pourront discuter, arrêter ensemble des plans de comédie excellens ; mais ils auront beau faire, ils ne réussiront jamais à écrire du même style. La gaieté gauloise d’Émile Augier ne se fondra jamais avec la grâce élégiaque et l’inspiration lyrique de Jules Sandeau. Ce qui est arrivé pour la Pierre de touche ne peut manquer de se renouveler. Lors même que Jules Sandeau plaisante, il y a dans son langage une nuance de mélancolie. La gaieté d’Émile Augier est une gaieté sans arrière-pensée. Aussi ne faut-il pas s’étonner que ces deux esprits si divers ne réussissent pas à parier le même langage. Non-seulement il est facile de suivre de scène en scène la contradiction que je signale, mais encore le voisinage de Jules Sandeau donne parfois aux phrases écrites par Émile Augier l’apparence de la brutalité, et le voisinage d’Émile Augier donne aux phrases écrites par Jules Sandeau un air de coquetterie qu’on ne songerait pas à leur reprocher, si elles se présentaient seules.

C’est pourquoi je pense qu’ils agiraient sagement en se séparant. Je comprends l’association pour une œuvre industrielle, je la comprends à la rigueur pour une œuvre scientifique : je ne la comprends pas pour une œuvre d’art, pour une œuvre poétique. Il peut y avoir dans le travail à deux, en pareille matière, un charme particulier ; si l’un des deux a plus d’esprit comptant que son collaborateur, il peut l’encourager, l’exciter par la vivacité des traits qu’il trouve sans effort ; mais ce plaisir même s’oppose à l’unité de l’œuvre. La voie où viennent de s’engager MM. Jules Sandeau et Émile Augier est une Voie dangereuse, et tous ceux qui aiment sincèrement leur talent doivent se réunir pour leur conseiller de l’abandonner. Ces deux natures ne peuvent