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Je ne dirai pas que je rencontrai dans le grand-trésorier les notions théoriques que, sans être un grand personnage, on recueille chez nous en suivant un cours, mais je trouvai en lui un esprit assez élevé par l’habitude des généralités métaphysiques pour tout comprendre et assez mûri par celle des affaires pour tout apprécier sans préjugés.

Nos conférences duraient trois ou quatre heures, et elles se terminaient par une collation. Nous restions à peu près une heure à table, ne mangeant guère, buvant peu, et causant beaucoup, mais jamais d’affaires. Les Chinois ont un principe qui est chez eux élémentaire en fait de savoir-vivre : c’est de ne jamais parler d’affaires en dehors des heures qui y sont consacrées. Nous ne manquions pas de sujets de conversation. Houang me faisait mille questions sur la France; je lui en faisais autant sur la Chine. C’était une telle fortune d’avoir sous la main tous les jours, pendant une heure de loisir, un des esprits les plus éminens du Céleste Empire, que j’en profitais pour me promener avec lui dans tous les détails de l’administration et de la vie chinoise.

Tantôt Houang me parlait des divers conseils qui correspondent à nos ministères, — le conseil de la guerre, celui des finances, celui de l’agriculture, ceux de l’intérieur, de la justice, de l’instruction publique et des cultes. Il ne manque à la Chine que le conseil de la marine; mais en compensation il y a le conseil suprême des rites, dont Houang avait fait partie, et qui est chargé de maintenir les traditions et la doctrine des Kings. Il avait travaillé dans sa première jeunesse au ministère de la justice avec Pan-se-tchen. « Nous étions ensemble dans les bureaux, me disait ce dernier; seulement Houang avait toujours le pinceau à la main, tandis que moi, je ne faisais que de courtes apparitions, et c’était au conseil que l’on me voyait le moins. » Tantôt la conversation se portait sur nos lois civiles et criminelles. Nos codes ne surprenaient nullement Houang, car il y a des milliers d’années que la Chine a son code; mais ce qui lui inspirait une grande admiration, c’était notre système pénitentiaire, et cette idée que je lui présentai, en anticipant un peu, comme déjà réalisée, de faire servir la peine à améliorer le coupable. « Je savais bien, me disait-il, que vos doctrines sont excellentes. La France est une nation bonne et généreuse. Vous êtes les lettrés de l’Occident. »

Houang m’interrogeait encore, en sa qualité de trésorier, sur la perception de nos impôts. Accoutumé à la centralisation, il en appréciait les avantages et il en comprenait le mécanisme; mais il était porté à blâmer ce double mouvement de l’argent — vers le centre, sous la forme de recettes, — et vers la circonférence, sous celle de dépenses. « En Chine, me disait-il, on prélève d’abord dans chaque district, dans chaque arrondissement, dans chaque province, ce qui est nécessaire pour les dépenses locales, et c’est le surplus seulement qui