Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 5.djvu/383

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— C’est bien ! brisons là, monsieur ; cet entretien me blesse, il doit finir. En disant ces mots, il conduisit le négociant jusqu’au seuil et prit congé de lui par un bref salut.

M. de Vlierbecke rentra dans le salon, se laissa tomber sur une chaise et porta convulsivement les mains à son front, tandis qu’un rauque soupir montait de sa poitrine haletante et oppressée à sa gorge contractée. Il demeura quelque temps silencieux et immobile, mais bientôt ses mains retombèrent lourdement sur ses genoux. Il était pâle comme la mort ; son âme s’enfonçait dans l’abime des plus déchirantes pensées ; cependant pas un mouvement nerveux, pas une seule ride ne trahissait sur sa physionomie le martyre de son cœur. Tout à coup il entendit un bruit de pas dans la chambre supérieure. Il revint à lui, et, tremblant d’angoisse et d’effroi : — Dieu ! ma pauvre Lénora ! s’écria-t-il. Elle vient ! Je n’ai point encore assez souffert : il me faut briser le cœur de ma fille, lui arracher avec une froide cruauté toutes ses espérances, anéantir ses plus doux rêves, la voir sous mes yeux succomber de douleur ! Ah ! si je pouvais éviter cette désolante révélation ! Que dire ? Comment exprimer…

Un sourire plein d’amertume contracta ses lèvres ; il reprit avec une triste ironie : — Ah ! cache tes souffrances, reprends courage ! Si ton cœur est saignant et déchiré, si le désespoir ronge tes entrailles, oh ! souris, souris !… Oui, la vie est pour toi une éternelle raillerie ; mais que peux-tu faire, misérable avorton, sinon te soumettre, céder sans lutte et accepter le joug comme un impuissant esclave que tu es ? Arrière tout sentiment de révolte ! Silence, silence, voici ton enfant !

En effet, Lénora ouvrait la porte du salon et courait à son père en fixant sur lui un regard interrogateur, mais rempli d’espoir.

Quelque effort que fît sur lui-même M. de Vlierbecke pour dissimuler son anxiété, il n’y réussit pas cette fois. Lénora fut bientôt sur ses traits qu’il était en proie à une profonde douleur. Comme il gardait le silence, elle se prit à trembler et demanda avec une fiévreuse impatience :

— Eh bien ! eh bien ! mon père ?

— Hélas ! mon enfant, dit le gentilhomme en soupirant, nous ne sommes pas heureux ; Dieu nous éprouve par de rudes coups : inclinons-nous devant sa toute-puissante volonté.

— Que voulez-vous dire ? que dois-je craindre ? dit Lénora hors d’elle ; parlez, mon père : a-t-il refusé ?

— Il a refusé, Lénora.

— Non, non, s’écria la jeune fille, ce n’est pas possible !

— Refusé parce qu’il possède des millions, et qu’auprès de lui nous ne sommes que de pauvres gens.

— C’est donc vrai ! Gustave est perdu pour moi, perdu sans espoir !

— Sans espoir ! répéta le père d’une voix sombre.

Un cri aigu s’échappa de la bouche de la jeune fille ; elle courut à la table, y laissa tomber sa tête en pleurant amèrement ; des sanglots déchirans soulevaient sa poitrine, et de temps en temps elle murmurait d’une voix désespérée le nom de son bien-aimé.

Le gentilhomme se leva et contempla un instant la douleur de sa fille. Une inexprimable tristesse était empreinte sur son visage, son regard si ardent